En ces temps où l'on parle du Livre blanc (sans grande impatience, l'avez vous remarqué ? peut-être parce que cela ne paraît pas très ouvert, comme le remarque JDM), il paraît opportun d'alimenter le débat, en espérant qu'il soit écouté... Voici donc le texte proposé par le général de La Maisonneuve, président de la société de stratégie, au moyen de sa dernière lettre (Actuel n° 32). UN style clair, des formules choc (l’Alliance atlantique décrite comme prison stratégique), voici qui devrait faire causer dans les chaumières.... Il reste que je peine à croire à l'innovation suggérée sur la notion de sécurité : elle est, il faut bien le dire, le grand creux du précédent livre blanc ....
En ces temps de vaches très maigres, sans doute annonciateurs de graves tensions internationales, il est à craindre que le budget de la Défense soit, une fois de plus, considéré comme une variable d’ajustement, selon la formule favorite des états-majors. Il est d’ailleurs frappant de noter que les 33 milliards d’économies qu’il faut trouver en 2013 correspondent à peu près exactement au montant du budget des armées. Bien sûr on n’ira pas jusque-là, mais cette comparaison peut faire des ravages dans certains esprits expéditifs. Cette attrition est d’autant plus probable que la ligne stratégique sur laquelle s’enferre le pays depuis deux décennies n’a ni consistance ni crédibilité aux yeux de responsables politiques en quête d’économies faciles. Le raisonnement par les boutons de guêtre fourvoiera toujours les militaires, accrochés à l’existant et soucieux de pouvoir répondre à la lettre de l’actualité plus qu’à une logique stratégique qui, il faut le dire, ne leur plus été enseignée depuis un demi-siècle. C’est pourtant bien à ce qu’on appelle « l’ordre du monde » que doit répondre et coïncider une politique de défense digne de ce nom.
Ce n’est pas faute de l’avoir dit et écrit sur tous les tons, mais sans résultat : il faudrait prendre conscience que la guerre froide est terminée et qu’avec elle toute une phase de notre histoire et surtout toute une conception des relations inter-nationales, plus même une « vision du monde », sont désormais achevées et dépassées.
La crise dans laquelle nous sommes durablement englués, pas seulement pour des raisons conjoncturelles, est une des conséquences lourdes de ce « basculement » du monde dans un ailleurs pour l’instant obscurci par un épais brouillard, brouillard que d’aucuns s’acharnent à entretenir avec cynisme et non sans arrière-pensées. Nous y reviendrons, mais il paraît évident que certaines « puissances » ont tout intérêt à maintenir d’une façon ou d’une autre une logique de guerre froide, celle qui leur avait permis d’assurer leur emprise sur le monde.
Un nouveau monde
La guerre froide a été le dernier avatar d’une conception westphalienne des relations internationales qui a entraîné, sous prétexte d’ordre européen, les Etats du continent à se faire la guerre sans discontinuer pendant trois siècles : guerre due à leurs propres ambitions ou à l’instabilité de leurs systèmes politiques, guerre due aux ingérences extérieures pour empêcher tout ordre européen de voir le jour. Elle avait ses propres règles, ses équilibres, ses exigences dont beaucoup provenaient d’une lecture clausewitzienne des ressorts de la politique. Elle mettait l’épée de Damoclès au premier rang des préoccupations, agitant sans cesse les étendards de la menace pour maintenir l’état d’inquiétude et une situation d’insécurité. L’Union soviétique s’est effondrée et avec elle tout cet artifice séculaire, mais la mentalité en est restée, durablement gravée dans les esprits, encore inscrite dans les institutions.
Et elle est savamment entretenue par ceux qui y ont intérêt. Sans ordre européen et dans un « désordre » qui, par contrecoup – Russie, Moyen-Orient, Asie centrale -, touche la totalité du grand continent eurasiatique, la maîtrise du monde appartient aux « insulaires » : petits insulaires du XIX° siècle, l’Angleterre puis bientôt le Japon, grand insulaire du XX° siècle, les Etats-Unis.
Sur cet ordre du monde et ses lignes de forces, relisons les concepteurs anglais et allemands - Mackinder, Haushofer - de ce que nous appelons aujourd’hui la géopolitique ; ils avaient bien mis en exergue l’importance du continent eurasiatique et de son « heartland » - le cœur du monde. Napoléon les avait précédés qui avait compris, après Richelieu et quelques autres, que, pour atteindre ce centre du monde, il lui fallait en 1805 lever le camp illusoire de Boulogne face à l’Angleterre pour tenter de s’imposer au milieu du continent ; ce que ni lui ni personne n’a jamais su faire contre l’immensité du territoire russe – le vide spatial mortel pour les stratèges - qui ruina ses ambitions peu d’années après.
Pendant trois siècles le grand continent a été la proie des flammes : tous ses peuples s’y brûlèrent, certains manquèrent d’y périr. La France, géographiquement placée à sa pointe occidentale, au rendez-vous du continent et des espaces maritimes, a cru avoir le choix d’une double politique. Elle s’y est ruinée. Au traité de Paris en 1763, à la fin d’une désastreuse guerre de Sept ans menée en sous-main par l’Angleterre, elle perdit la plupart de ses colonies. Et elle déclencha le mécanisme des guerres mondiales en 1870 en se faisant humilier par la Prusse à laquelle elle n’opposa qu’une armée de projection – la fameuse armée d’Afrique, ardente mais équipée et entraînée pour des théâtres d’opérations sans mesure avec les obligations de la défense du pays. En 1914, à la suite de la bataille de la Marne, il s’en fallut de peu et du courage gigantesque des poilus que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Tout cela, nous l’avons payé au prix fort, à un prix même scandaleusement excessif, dont il est probable que nous ne sommes toujours pas remis aujourd’hui.
Mais, à la limite, l’histoire a sa logique et la France n’est pas seule responsable des malheurs du monde. On peut donc comprendre le mécanisme infernal par lequel le continent dans son ensemble a été soumis à des forces centrifuges d’une telle violence qu’il ne parvenait pas à trouver lui-même son équilibre et devait alors s’en remettre à d’autres – les insulaires anglais et américains – trop contents d’exploiter une situation qui servait leurs intérêts.
Mais nous sommes au XXI° siècle, la guerre froide est terminée, la Russie est plus ou moins rentrée dans le rang, la Chine se normalise progressivement et, surtout, les nations hostiles, celles qui furent à l’origine des plus grandes guerres de l’histoire humaine, se sont associées dans une Union européenne.
Plus rien ne s’oppose donc à ce qu’on considère enfin et pour la première fois notre continent eurasiatique dans sa totalité et dans une perspective de son propre équilibre, sans que s’y mêlent encore des pays insulaires qui sont soumis à une logique différente sinon opposée.
On voit bien d’où émanent aujourd’hui les discours de propagande antirusse et antichinoise pour tenter d’attiser les peurs et de nous faire croire que rien n’a changé et qu’en conséquence il nous faut rester soumis aux mêmes diktats. Le lobby de l’Alliance contre des pays qui partagent les mêmes terres que nous et dont nous sommes les voisins et partenaires naturels ne veut rien céder à une nouvelle logique stratégique qui le réduirait à ce qu’il est : une partie du monde mais non l’essentiel.
Le continent qui nous concerne n’a jamais été autant qu’aujourd’hui le véritable « cœur du monde ». Il est bien l’essentiel du monde par sa taille, par sa situation au nord de l’équateur, par sa population : sur sept milliards d’habitants, cinq y vivent. Il regroupe 120 des 200 nations du monde. C’est là que sont nées les deux grandes civilisations, gréco-romaine devenue occidentale, chinoise ou asiatique. C’est là qu’ont surgi les religions. C’est là enfin que se trouvent encore les plus grandes réserves énergétiques du monde. Et c’est aux peuples qui y habitent, aux nations qui le fragmentent de gérer leurs propres affaires en même temps qu’ils doivent s’accorder sur leurs relations de voisinage.
La géostratégie de notre époque, plutôt que de s’appesantir sur des phénomènes révolus qui entraînent des lectures absconses de la réalité, plutôt que de penser en termes surannés de rapports de forces – de toutes façons inapplicables, on le voit en Afghanistan comme on l’a subi dans tous les conflits dits périphériques des cinquante dernières années -, plutôt que de laisser prendre comme signes avant-coureurs de la « guerre » les excès du terrorisme, ou les dérives des rivalités informatiques et monétaires, devrait s’efforcer de reprendre les fondamentaux qui découlent de la géographie et de nos histoires croisées. On s’apercevrait alors qu’on peut voir et penser le monde différemment, de façon moins dogmatique et manichéenne.
Cette façon de voir le monde est nouvelle, puisqu’elle n’a pas eu cours depuis au moins trois siècles et qu’auparavant le monde n’était pas accessible dans sa totalité ni dans sa diversité. Nous avons donc une chance historique de réviser nos notions stratégiques et, partant, de repenser des systèmes de défense qui sont devenus, par obsolescence, aussi coûteux qu’inefficaces.
Assurer la sécurité
Lors de l’élaboration de livres blancs précédents, à la sortie de la guerre froide, l’idée avait été proposée d’associer le concept de sécurité à celui de défense. La chose a été faite en 2008 mais dans un sens détourné de l’intention initiale. Pour des raisons de politique intérieure, c’est une notion très restrictive de la sécurité qui a été introduite dans le dispositif de défense avec un simple effet cosmétique sans conséquences. Ce que nous avions à l’esprit alors, c’était bien de faire évoluer le concept de défense vers un concept de sécurité, dans la logique de la fin de la guerre froide et de l’équilibre du continent eurasiatique tel que nous le pensions possible.
Pour des raisons à peu près identiques à celles du XIX° siècle, faute de pouvoir trouver un consensus de défense et de sécurité avec nos voisins et partenaires, nous nous sommes laissés convaincre de rejoindre une fois encore nos alliés insulaires dans la quête improbable d’un ordre mondial imposé par la force et de l’extérieur. Même sous couvert des Nations unies, cet ordre n’est jamais que la continuation de l’impérialisme par d’autres moyens. L’humanitaire et le devoir d’ingérence ont bon dos : nous faisions la même chose pour protéger nos Mission-naires au XIX° siècle.
C’est pourquoi nous sommes allés au plus facile : il est politiquement et militairement plus aisé et plus gratifiant de constituer une force de projection de 40 ou 60 000 hommes que de tisser un réseau de sécurité régionale, je veux dire un système de défense européen. Tous les responsables ont été lâches, militaires et civils, politiques de tous bords : ils ont laissé pencher la barque du côté où elle avait tendance à s’incliner. Et il faut reconnaître qu’il est plus intéressant à tous égards de s’évader six mois en Côte d’Ivoire ou de risquer sa peau en Afghanistan que de moisir d’ennui dans les marches de l’Est.
Nous allons devoir revenir à l’essentiel, à notre cœur de métier, pour des raisons financières, mais il eût été plus intelligent et responsable de le faire par un raisonnement stratégique : la France doit abandonner ses chimères d’expéditions lointaines et glorieuses pour se consacrer modestement mais utilement à consolider le tissu maintes fois déchiré et fragile de la sécurité de son propre continent. Camus avait eu, comme souvent, une belle formule pleine de sagesse : « Nous n’avons pas pour tâche de refaire le monde, mais d’empêcher celui-ci de se défaire ». Et aujourd’hui, alors que le grand conflit du continent eurasiatique s’est apaisé, nous avons pour devoir d’éteindre les dernières braises et de mettre en place un système de protection solide.
Nous avons un rôle historique en Europe, conforme à notre tradition d’éclaireur, celui de remettre la défense européenne sur les rails – les vrais – et celui de coordonner nos politiques économiques. C’est là le cœur politique d’une Europe qui, avec la Chine et la Russie, doit donner au continent un équilibre qu’il n’a jamais connu et qu’avaient imaginé seulement de grands conquérants comme Alexandre, Gengis Khan ou Napoléon.
Il faut cesser, quels que soient nos liens d’amitié durable avec les Etats-Unis, nous laisser imposer une Alliance atlantique qui n’a plus de raison d’être, qui est même une prison stratégique et qui nous pousse parfois à des tentations excessives, celles d’intervenir pour changer un ordre – même injuste – ce qu’il ne nous appartient pas de décider.
A l’aune de cette vision renouvelée du monde, nous devons revisiter tout notre système, y compris nucléaire, pour en mesurer la pertinence et l’efficacité. Une fois encore, toutes les données du problème ont changé, il est donc ridicule d’en appeler aux mânes du Général de Gaulle. Lui-même, homme des circons-tances, reprendrait sans doute l’analyse à zéro et n’aurait pas de formules assez fortes pour fustiger les errements actuels.
Il n’y a pas place ici pour un descriptif détaillé des besoins financiers, techniques et humains d’un système de sécurité conçu avec nos partenaires européens ; du partage des tâches que cela suppose, de la mutualisation des formations, de la simplification des structures, de la répartition des compétences, etc. Sans compter les oppositions de toutes sortes et les arguments, dument fondés, qui les soutiennent.
C’est un travail de longue haleine ; il faudra bien s’y atteler un jour, et avant celui où nous risquons de nous apercevoir que, pour préserver l’essentiel, nous n’aurons d’alliés que ceux avec lesquels nous partageons non seulement les intérêts mais aussi la vision du monde. Prenons garde à ne pas nous retrouver seuls et démunis, comme nous le furent par trois fois en un siècle. Assurons-nous de ne pas avoir, une fois de trop, à appeler à l’aide. Dans le monde tel qu’il est désormais, ce serait suicidaire.
Eric de La Maisonneuve