Le client et l'hôtelier

Publié le 30 août 2012 par Desfraises
Il y a des jours où je supporte mon boulot. D'autres où il me sort par la comprenette. J'ai en tête la phrase de Jean-Jo, ami sud-africain et confrère hôtelier : « L'hôtellerie, un métier d'hypocrites.» Et j'en ai souvent la confirmation. Mon amie hôtesse de l'air me confiait l'adage chéri par les navigants d'une certaine compagnie aérienne : "un client en or est un client qui dort". Alors j'endors parfois mes clients casse-noisettes en leur disant à peu près ce qui leur fait plaisir d'entendre. Oui, il va faire beau. Non non, vous n'êtes pas loin de la Tour Eiffel. Et j'en passe, des vertes et des très vertes. D'aucuns affirment sans connaître que c'est un univers propice à la rencontre. Tu parles, Charles.
Je fais heureusement de belles rencontres. La pétulante Stéphanie from Miami avec qui j'avais eu des discussions aussi impromptues que singulières, affalés sur les fauteuils de la réception de l'hôtel où j'officiais jusqu'en mai dernier. Qui m'a demandé en "ami" sur Facebook. Je mélange aisément le personnel et le professionnel, avec les travers évidents qui vont avec. «I'm nice with nice people, » disais-je régulièrement aux clients qui me remerciaient avec force superlatifs, de mon accueil. Des conseils que j'avais prodigués et qu'ils avaient eu la curiosité de suivre. 
Et récemment, Allison from Kentucky. Mardi, il passe à la réception de l'hôtel près d'Opéra où je m'occupe. Me glisse : « Je vais au restaurant demain. C'est mon anniversaire.» Qu'il célébrerait seul. Il part vivre sa journée de badaud ravi de connaître le Musée d'Orsay qu'il n'avait vu que sous sa forme désaffectée. 30 et quelques années plus tôt. Un voyage à Paris, une quête personnelle et sentimentale qu'il me racontera le lendemain. 
Calme plat en fin de journée. Il s'assied et partage un brin de discussion. Il m'interroge sur mon job. Causant de pluie et de beau temps, il s'aventure finalement à me demander tout-de-go : 
- Êtes-vous gay ? J'arbore un sourire qui répond à sa question. Il poursuit :
- Parce que je suis gay. - Je sais. Vous portiez hier un polo orné du blason d'une association homo. C'était inscrit sur votre polo, lui dis-je, moqueur.- ...Puis il se lance :
- Vous accepteriez de vous joindre à moi demain soir, au restaurant que vous m'avez recommandé ?Spontanément, je réponds :
- Oui.Il sourit.
Mercredi soir, vêtu d'une chemises à carreaux achetée spécialement pour le dîner, me confiera-t-il plus tard, il m'attend attablé, un verre de chardonnay à la main. J'ôte mon masque d'hôtelier et me lance dans ce tête-à-tête presque improvisé. Rencontres entre deux personnes. Deux inconnus. Qui se racontent. Allison a enchaîné les échecs scolaires. Rongé par une dépression qu'il parviendra à réduire au silence. « Aujourd'hui je suis heureux,» dit-il. Ses parents, « they were really good people », des personnes généreuses, aimantes. Qui l'ont envoyé en 1964 étudier à la Sorbonne. Un séjour parisien qu'il écourtera mais qui le marquera à vie. Il contemplait alors le bâtiment devenu un musée. Les deux gigantesques horloges détraquées l'observaient de leurs yeux vides, l'interrogeant sur sa destinée. 2012, il parvient enfin à traverser le miroir, à se tenir derrière ses immenses yeux, deux horloges surplombant la Seine. Heureux. 
Il me raconte son engagement dans l'armée de l'Oncle Sam. Le français qu'il maîtrisait lui a permis de survivre au cauchemar du Vietnam. On l'a envoyé en agent de liaison. Loin de l'enfer. Un espion chargé de localiser, sympathiser avec les locaux parlant le français. 
De fil en aiguille, de verre de vin en verre de vin, nous parlons de nos réussites et déboires sentimentaux. Sa douleur de devoir se cacher en une époque qui rejetait sans scrupule les hommes aimant les hommes. La délivrance quand il a réussi à vivre ouvertement sa différence. 
Le temps file. L'addition. Une étreinte chaleureuse, sincère. Chacun retourne chez soi. Lui à sa chambre d'hôtel. Moi chez moi. Après une longue promenade dans les rues parisiennes, rempli d'une rencontre étonnante, authentique, riche.