Le philosophe Pierre Manent, spécialiste de la pensée libérale, s’est entretenu avec Alexander Kazam, étudiant à Harvard et auditeur à l’EHESS, sur les questions du politique, des États-Unis et de l’Europe. Cette interview a été publiée par la National Review et traduite de l’Anglais par Le Bulletin d’Amérique avec l’aimable autorisation des éditeurs.
Interview d'Alexander Kazam.
Publié en collaboration avec l'Institut Coppet.
Alexander Kazam — Vous dites, dans votre ouvrage Le Regard Politique, avoir toujours été plus intéressé par la « société qui existe » plutôt que par la « société qui pourrait être » et que, pour cette raison peut-être, vous n’avez jamais été un homme de gauche. Cela fait-il de vous un conservateur ?
Pierre Manent – Eh bien, je n’en suis pas certain. Le fait est que je suis tellement passionné par la politique telle qu’elle se fait que les « principautés imaginaires » auxquelles Machiavel fait référence ne m’intéressent pas. Ce qui se produit dans la société nous amène à nous poser tant de questions qu’une vie entière est à peine suffisante pour tenter d’y répondre.
Je ne pense pas que ce point de vue est nécessairement conservateur ou progressiste. Dans le contexte actuel, c’est davantage une position de droite, si vous voulez, mais je ne commence pas par me demander, dès le commencement d’une étude, si je vais être conservateur ou adopter une position conservatrice. Pour résumer – vous avez assisté à mon séminaire, vous devinez ce que je vais dire – est-ce qu’Aristote était conservateur, ou non ? C’est difficile à dire. Je ne suis pas Aristote, c’est certain, mais la façon dont il considère les choses est pour moi la bonne. La question du bien est au cœur de la vie réelle. Et c’est ce que je voudrais contribuer à recouvrir.
AK — Mais Aristote ne s’intéressait-il pas à la question du « meilleur », comme dans l’idée du « meilleur régime » ? Cela ne requiert-il pas une certaine imagination ?
PM — Certainement – la question du meilleur, la question du bien. Mais quant à savoir si je souhaiterais tracer les plans du meilleur régime, c’est autre chose. Une fois encore, cela est peut-être dû à l’influence de mon maître, Raymond Aron. J’essaie d’être attentif à l’aspect pratique des choses. En tant que citoyens – et bien sûr c’est encore plus vrai en ce qui concerne les hommes d’État – nous sommes constamment engagés dans une action ou une autre. Et nous sommes engagés dans l’action dans le cadre d’une situation qui correspond à certaines finalités. Tenter de comprendre cette situation est dans un certain sens déjà suffisant pour moi.
Si nous prenons pour exemple la situation européenne, nous sommes tiraillés entre l’Europe et les États-nations. Nous ne savons pas comment construire une unité à l’aide de ces différentes parties. Vous pourriez bien sûr me dire, « essayons de concevoir le meilleur régime pour l’Europe », avec un corps politique européen et les Nations-membres réunis ensemble au sein d’une belle organisation. Je ne suis pas tenté de suivre cette voie. J’essaie de décrire la situation concrète dans laquelle nous sommes : nous sommes entre les vieilles nations et le nouveau corps politique, qu’il est, d’une certaine manière, impossible de produire. Essayer de rendre cette situation compréhensible et suggérer de quelle manière nous pourrions nous y confronter est le mieux que je puisse faire. Élaborer le meilleur régime européen ex nihilo ne m’intéresse pas.
AK — Dans votre travail sur l’histoire intellectuelle, vous retracez l’évolution de l’ordre politique, de la famille à la cité jusqu’à l’État-nation. Pourquoi l’Union européenne ne constituerait-elle pas une nouvelle étape raisonnable de cette évolution ?
PM — Eh bien en effet, cela semble raisonnable. Parce que nos nations sont là depuis longtemps et qu’elles ont l’air fatigué. Elles se sont épuisées et discréditées au cours du XXe siècle à travers la Première et la Seconde Guerre Mondiale et tout ce qui les a accompagnées. Et en effet, si nous considérons cela, il est raisonnable de dire : « Laissons derrière nous les nations et construisons quelque chose de neuf. » Le fait est que nous n’avons pas réellement construit quelque chose de neuf, parce que nous n’avons rien trouvé de neuf. Nous avons juste commencé à bâtir un échafaudage. Mais la vie a continué au sein des vieilles nations.
Nous n’avons jamais produit le geste fondateur, celui que les Pères fondateurs de l’Amérique ont réalisé en 1787. Il n’y a pas eu de Fondation. Nous avons placé tout notre espoir dans le processus – nous procédons – et nous avons supposé qu’à un certain point, sans savoir ni quand, ni comment, la fondation allait survenir. Ceci dit, le processus peut se transformer en quelque chose d’autre et connaître un changement qualitatif. Mais le processus restera toujours un processus. Et il n’y a aucune fondation à l’issue d’un processus car il n’y a pas de fin au processus.
AK — Et l’euro ?
PM — L’euro a été le seul approfondissement de l’intégration, le seul effort pour produire quelque chose en commun. Et maintenant, bien sûr, l’euro est en danger car nous avons une monnaie commune mais pas de corps politique partagé. Et bien sûr, certains y voient une raison pour réclamer la formation d’un véritable corps politique, la situation devrait nous y contraindre. Mais vous ne pouvez pas produire un corps politique sans le vouloir réellement. Vous ne pouvez l’utiliser comme un instrument pour servir un autre dessein. Nous ne fonderons jamais une Europe unifiée pour sauver l’euro. Car une fondation ne peut être instrumentalisée. Vous devez réellement la souhaiter.
Ce nouveau corps politique – pourquoi ne le voudrions nous pas ? — suppose que nous décidions d’inclure tous les pays de la zone euro. Mais pourquoi voudriez-vous fonder un corps politique incluant tous ces pays en laissant de côté, par exemple, la Grande-Bretagne ? Cela n’a aucun sens, ni politique, ni moral ! Il est seulement fortuit que certains pays appartiennent à la zone euro et d’autres non. Cela ne peut constituer un choix politique.
Ainsi, nous ne le ferons pas. Et j’ai bien peur que si nous ne le faisons pas, la zone euro se défasse. Et cela sera terrible, mais pour les raisons que j’ai exposées, je ne pense pas que nous puissions nous transformer en fondateurs sans le vouloir réellement.
AK — Alors que faire de l’analogie que font certains avec la fondation des États-Unis… ?
PM — La différence est énorme. Si vous ne possédez pas l’unité au début, vous ne l’aurez pas plus à la fin – excepté pour les pays qui imposent leur volonté. Et ce que l’on nomme la Nouvelle Europe et la nouvelle tendance vers plus d’Europe fédérale correspond en réalité à l’ascendance que l’Allemagne exerce. C’est tout. Il existe un tel déséquilibre entre l’Allemagne et la plupart des autres pays que les Allemands sont désormais les plus forts et exercent leur influence. Il n’y a rien à y redire. Mais cela n’a rien à voir avec une fondation commune.
AK — Dans Le Regard Politique, vous soutenez que comprendre l’Amérique est crucial afin d’étudier le Politique. Croyez-vous en une forme d’ « exceptionnalisme américain » ?
PM — Oui, certainement. Il est difficile de penser autrement, puisque c’est la seule expérience politique qui ait réussi. Il y a un très beau passage de Joseph de Maistre, le contre-révolutionnaire, l’ennemi de la Révolution Française, où il écrit que les êtres humains ne sont pas capables de construire les choses, car quand ils essaient de créer quelque chose, ils ne le comprennent pas. Vous ne pouvez réellement produire quelque chose de nouveau et d’intéressant. Cela est juste donné par le mouvement de l’histoire, par Dieu, ou quoique ce soit d’autre. Mais s’il y a un exemple qui contredit de Maistre, c’est celui des États-Unis d’Amérique. Il s’agit de la seule fondation politique réussie, comme les Fédéralistes diraient, « par dessein et par choix. »
Je ne pense pas qu’il s’agisse ici de se montrer d’accord avec la politique américaine, mais si vous n’êtes pas capable de considérer les États-Unis comme le grand accomplissement civique qu’ils représentent, vous manquez quelque chose de très important dans le paysage politique, et votre vision de la politique en général s’en trouve biaisée. Et vraiment, je ne veux pas apparaître comme un flagorneur des États-Unis, mais mon expérience m’a montré que les gens qui possédaient en général un jugement sûr en matière de politique faisaient preuve d’une manière ou d’une autre d’une compréhension empathique de l’Amérique.
AK — Dans votre réflexion sur le Moyen-Age, vous attribuez le désordre de la période médiévale à une question politique et théologique qui n’a pas trouvé sa réponse : « à qui dois-je obéir ? » À quelle question diriez-vous que l’occident est confronté aujourd’hui ?
PM — Pour les Européens, je pense que c’est en même temps : « à qui dois-je obéir ? » et « à quelle association appartenons-nous ? » Il est clair qu’aux États-Unis, les Américains savent à quel corps politique ils appartiennent et à qui ils obéissent. Mais en Europe, nous n’en savons rien. Nous appartenons à de vieilles nations, à l’intérieur des limites desquelles nous nous gouvernons nous-mêmes, mais nous faisons aussi partie d’une Europe en construction dont la légitimité est désormais plus grande que celle des nations. Cependant nous ne gouvernons toujours pas en Europe mais au sein de nos propres pays.
Ainsi, le corps politique auquel nous appartenons à moins de légitimité que le prétendu gouvernement européen. Et même l’Europe est en elle-même insuffisante puisque l’argument que l’on oppose en faveur de l’Europe face aux nations est que l’Europe est plus universelle, plus générale. Ainsi, il s’agit d’une construction à mi-chemin entre la nation et le monde. À la fin, ce qui est réellement légitime n’est pas l’Europe mais l’humanité. Et l’Europe semble ainsi légitimée par le fait même qu’elle se situe à mi-chemin entre la nation et l’humanité. Mais bien évidemment vous ne pouvez rien baser là-dessus, puisqu’il s’agit plus d’un entre-deux spirituel.
AK — Les Limbes ?
PM — Oui. La question est : où la légitimité se trouve t-elle ? Selon moi, la caractéristique la plus notable des Européens est leur profonde complexité. Ils ne savent pas à quoi ils appartiennent, ils ne savent pas à qui obéir.
Bien sûr ils peuvent le prétendre. Ils peuvent dire, « désormais nous pouvons oublier les nations et être l’Europe. » Ils peuvent aussi dire, « non, l’Europe est mauvaise et nous devons revenir aux limites des nations. » Ils peuvent vociférer et prétendre ce qu’ils veulent. Mais au plus profond d’eux-mêmes, j’en suis sûr, ils ne sont sûrs de rien. Et je dirais que la caractéristique la plus essentielle de la situation actuelle est sa perplexité.
AK — Votre ami Allan Bloom, dont l’ouvrage The Closing of the American Mind (L’âme désarmée) a été publié il y a vingt-cinq ans, a très fameusement soutenu la thèse d’une éducation basée sur les « grands livres », qui serait la seule manière d’aborder ces questions. Défendez-vous le même point de vue ?
PM — Vous avez besoin de ces grands textes parce qu’ils représentent l’effort le plus profond pour comprendre la condition humaine, mais vous devez être dans les bonnes dispositions pour pouvoir apprendre de ces textes. Et cela dépendra en partie, non pas seulement de ce que vous apprenez de ces textes, mais aussi du fait d’être attentif à ce qui se passe dans le monde. Ainsi, je serai d’accord avec Machiavel pour dire que vous devez lire les ouvrages anciens tout en cultivant l’expérience du contemporain. Et vous devez trouver le juste équilibre entre ces deux préoccupations.
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