Politiquement, le libéralisme n’existe plus en France au sens où il ne pèse plus rien électoralement. Il doit donc cesser d’essayer d’être politique pour devenir culturel.
Par Philippe Silberzahn.
L’élection présidentielle de mai dernier a été singulière au moins sur un point. Tous les candidats du premier tour, sans exception, défendaient l’idée que l’État était la solution de la crise actuelle. Tous. Jamais la pensée politique n’avait été aussi unanime. Nous avons eu l’étatisme marxisto-chaveziste (Mélanchon, Poutou et Hartaud), l’étatisme keynésien (Hollande), l’étatisme vert (Joly), l’étatisme centriste (Bayrou), l’étatisme souverainiste (Dupont-Aignan), l’étatisme caporaliste (Sarkozy), et l’étatisme tribal (Le Pen). Sans oublier bien sûr l’étatisme lunaire de Jacques Cheminade, sorte de cerise comique sur un gâteau tragique.
Assez logiquement, le deuxième tour a opposé deux candidats qui, au final, tirent un diagnostic identique de notre situation. Le premier, Nicolas Sarkozy, a fait passer quelques réformes d’essence libérale mais s’est définitivement converti au dirigisme économique à partir de la crise de 2008, et au tribalisme le plus cru une fois connu le score du Front national au premier tour. Le second, François Hollande, est un social démocrate qui voit dans l’État la force motrice de la société.
Face à cela, les libéraux se sont décomposés. D’abord, avant l’élection, le petit parti Alternative Libérale a fusionné avec le Nouveau Centre. La brève campagne d’Hervé Morin a ruiné les maigres espoirs que cette stratégie avait pu faire naître. Certains libéraux se sont alors tournés vers François Bayrou, dans la logique du “c’est mieux que rien”. Les observateurs n’ont pas manqué de faire observer que le centre n’a jamais en lui-même signifié une position libérale. Le centre se définit par une position modérée qui, certes, n’est pas hostile aux principes libéraux, mais qui au final s’appuie toujours sur l’État dans sa logique de pensée. Dit autrement, le centre est modéré, mais si être libéral, c’est être modéré, l’inverse n’est pas nécessairement vrai. La violente attaque de François Bayrou contre l’individualisme dans son livre de campagne, typique de l’étatisme chrétien, est à ce sujet très instructive. Le second tour de la présidentielle fut l’apogée du déchirement. Toujours dans la logique du “c’est mieux que rien”, gardant en mémoire les quelques réformes libérales du quinquennat et se pinçant le nez pour ne pas sentir les odeurs nauséabondes de la fin de campagne où les principes les plus fondamentaux du libéralisme, ceux de la société ouverte fondée sur le droit (ô Karl Popper !), furent foulés au pied par Nicolas Sarkozy, certains libéraux se sont résolus à voter pour ce dernier. Plus sensibles à la question des libertés publiques, d’autres ont choisi François Hollande, espérant sans trop y croire que les erreurs de 1981-1983 seraient faites, cette fois, en quelques semaines et que la raison économique reviendrait rapidement. D’autres, enfin, ne se sont résolus à cautionner ni l’illibéralisme de gauche, ni celui de droite, et se sont abstenus. S’il en était besoin, le choix de François Bayrou de soutenir l’autre François a achevé de perturber les esprits libéraux.
Politiquement, le libéralisme n’existe donc plus en France au sens où il ne pèse plus rien électoralement. Peut-on pour autant le remiser au rayon des vieilles idéologies ? Ce serait une erreur. Tout d’abord il faut se rappeler le message de Hayek. Observant l’influence considérable que le socialisme a eu dans les sociétés occidentales, il notait que celui-ci n’était nullement né d’une réflexion des ouvriers, mais bien des intellectuels pensant au nom de ces derniers. Le socialisme a d’abord été une force intellectuelle avant, longtemps après, de devenir une force politique. Par intellectuels, Hayek voulait dire ce qu’il appelait les revendeurs d’idées d’occasion : journalistes, enseignants, avocats, etc. qu’il voyait comme les intermédiaires entre les penseurs universitaires et les consommateurs d’idées. Pour lutter contre cette influence, il recommandait aux libéraux d’agir sur ces mêmes intermédiaires.
Renaître de ses cendres.
Ensuite, il faut rappeler qu’en tant que programme politique, le libéralisme n’a jamais réussi seul. On continue à entendre Ronald Reagan et Margareth Thatcher décrits comme des ultra-libéraux, mais c’est oublier qu’ils étaient avant tout des conservateurs. Leurs réformes libérales ont donc été portées dans le cadre d’un conservatisme, notamment social. C’est ainsi que le réformisme libéral économique, en pratique, est souvent malgré lui associé au conservatisme social. Inversement, les réformes libérales menées par la gauche, comme la libéralisation des marchés financiers ou la création du grand marché européen, ont été portées dans le cadre d’une pratique politique social démocrate. C’est sans doute la tragédie du libéralisme de n’être pas capable d’exister seul politiquement mais de toujours avoir besoin d’être porté par des forces qui lui restent, au fond, hostiles.
La conclusion de ces deux observations – impératif d’action sur les corps intermédiaires et incapacité du libéralisme à exister seul – semble s’imposer d’elle-même : le libéralisme français doit cesser d’essayer d’être politique pour devenir culturel. Une leçon que ne démentirait pas Gramsci. Ainsi donc, la leçon de cette présidentielle n’est-elle pas que le libéralisme est mort en tant que philosophie politique, mais qu’il est une impasse en tant que démarche politique, au moins dans les circonstances actuelles. Que les libéraux cessent de gaspiller leur énergie dans ce domaine et se concentrent sur l’influence culturelle.
Car quoi qu’on en pense, le libéralisme est sans doute plus que jamais nécessaire. Car que dit-il ? Des choses simples. À la gauche, le libéralisme dit : pas de richesse sans initiative privée, pas d’initiative privée sans marché libre, pas de marché libre sans État limité, pas d’État limité sans dépense publique faible. À la droite, le libéralisme dit : la nation oui, la tribu, non ; les principes, oui, la morale, non ; la sécurité oui, l’arbitraire, non ; le capitalisme entrepreneurial oui, le capitalisme de copinage, non. Ce sont là des messages que beaucoup de nos concitoyens doivent pouvoir entendre. Et ce d’autant que, loin des caricatures qui se sont développées à son égard, le libéralisme n’est pas une idéologie monolithique prônant l’égoïsme et la loi du plus fort, mais un corpus d’idées d’une grande richesse et d’une grande diversité qui peut nourrir une réflexion politique et économique sur les questions de notre temps. L’ouvrage récemment paru de Serge Audier, Néolibéralisme(s), une archéologie intellectuelle rend très bien compte de cette richesse au point qu’il en constitue indéniablement une archéologie d’avenir.
Alors que le libéralisme français vit son année zéro, il y a néanmoins deux raisons d’espérer. La première, c’est que le terreau français n’est pas aussi défavorable au libéralisme et à ses valeurs que la campagne le laisse penser. Chacun l’observe, la création d’entreprise ne s’est jamais aussi bien portée en France. Une partie de la population vit dans des statuts protégés, mais une autre est dynamique et se frotte avec plaisir à la concurrence du monde. Il n’est que voir la multiplication des start-up weekends, apéro-entrepreneurs et des formations à l’entrepreneuriat dans l’enseignement supérieur qui connaissent un succès important. Dit autrement, si le libéralisme politique est mort, le libéralisme culturel semble bien se porter.
La seconde raison d’espérer est que la galaxie libérale n’est pas atone, loin s’en faut. Peu remarquée par des médias obsédés par la traque de l’anecdote du jour durant la campagne, la démarche très originale et très construite d’un collectif ayant monté une campagne fictive de Frédéric Bastiat a rencontré un écho significatif non seulement sur le Web (voir le magnifique film de la campagne vu par plus de 30.000 personnes), mais aussi dans la rue puisque cette campagne a donné lieu à tractages et collage d’affiches. Remettre en avant l’œuvre de l’économiste français est habile, car cela rappelle que le libéralisme a de très importantes racines françaises, et que ce n’est pas une vilaine idéologie que nous imposent les Américains. Ensuite, Bastiat est un auteur éminemment accessible, facilement lisible et plein d’humour. Enfin, ses sophismes sont d’une terrible efficacité pour démontrer l’imbécillité de nombreux raisonnements que l’on nous présente comme évidents à longueur de journées. Cette “campagne” de Frédéric Bastiat a ainsi touché droit au cœur de la cible que proposait Hayek, c’est-à-dire la sphère culturelle, et constitue en cela le prototype de ce que devrait être l’action libérale en France. D’autres initiatives sont envisageables, comme la création d’un équivalent français du CATO Institute, un think tank libéral qui jouit d’une très forte influence outre atlantique en étant capable d’agacer aussi bien les démocrates que les républicains, ou le développement de la culture économique des français via un véritable enseignement scolaire.
2012 est l’année zéro du libéralisme en France. Mais à la différence du collectivisme, sur sa gauche, et du tribalisme, sur sa droite, il reste une philosophie d’avenir. Reste à le reconstruire culturellement et à créer, selon les mots de Hayek, une véritable utopie libérale sans laquelle il n’a aucun espoir. Pour reprendre les derniers mots de la profession de foi du candidat fictif Frédéric Bastiat, les prochaines années seront celles de la reconquête. Elle commence aujourd’hui.
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Sur le web.