Magazine Beaux Arts

48° 47′ 34″ n, 2° 23′ 14″ e

Publié le 29 août 2012 par Marc Lenot
48° 47′ 34″ N, 2° 23′ 14″ E

(Jakob Gautel) Maria Theodora, 1862/1863

L'exposition Situations au MAC/VAL (jusqu'au 16 septembre) a pour ambition d'explorer la frontière entre l'espace privé et l'espace public. C'est un projet intéressant, mais qui, restant le plus souvant en deçà d'une réflexion politique, me semble manquer de densité. Je trouve amusant qu'un SMS envoyé au 06 21 58 43 67 s'affiche aussitôt, sans modération aucune, sur un écran, dans le musée (Marylène Negro), mais ça ne va pas très loin (essayez...) : je trouve distrayantes les épousailles à répétition de Tsuneko Taniuchi, mais là encore, le discours sur le mariage comme instrument d'intégration (ou d'exclusion) me semble manquer de profondeur. Et beaucoup des pièces présentées ici pèchent par leur trop grande simplicité, par le fait qu'elles ne sont pas vraiment dérangeantes. Je suis heureux d'apprendre que Matthieu Laurette, qui écrit sur le papier à lettres à en-tête des hôtels où il séjourne 'Je suis un artiste' dans la langue du lieu, parle anglais, allemand, espagnol et italien, mais ni russe, ni danois, et qu'il va souvent à Besançon, mais, comme réflexion conceptuelle sur l'identité (nomade ?) de l'artiste, c'est un peu court, me semble-t-il; tout le monde n'est pas On Kawara. Et quand la vidéo présentée est trop évidemment politique, comme celle de Clarisse Hahn sur Los Desnudos, le travail est trop évidemment documentaire (et c'est un bon docu) pour transcender le simple reportage engagé.

48° 47′ 34″ N, 2° 23′ 14″ E

Jakob Gautel, Maria Theodora, 1996/1997

Deux artistes seuls m'ont semblé avoir dépassé la problématique trop simple du hiatus intime/public pour amorcer une réflexion éminemment politique et sociale, pour nous donner du grain à moudre, amer et mélancolique d'ailleurs, plutôt que de belles images. Un des ancêtres de Jakob Gautel fut le docteur Carl Wilhelm Voigt, médecin en Indonésie au temps des colonies, qui, d'une indigène nommée Djinio (dont ne subsiste aucune image, aucun portrait, compagne locale niée par l'histoire), eut deux filles métisses, Maria Theodora et Elisa, que le docteur ramena en Europe à la fin de son séjour (vers 1860), laissant la mère sur place. En 1862, Maria Theodora fut photographiée en Allemagne dans une robe assez élégante, posant de manière très guindée (peut-être plus guindée que ce n'était alors de mise, semble-t-il, comme si sa pose traduisait son état ambigu et malaisé entre deux mondes) : elle n'est toutefois pas la première femme de couleur à être photographiée *, ni même sans doute la première à accéder à la dignité du portrait bourgeois en studio (reproduction de son portrait en haut).

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Jakob Gautel, Maria Theodora, 1996/1997

Gautel a rassemblé des documents et des objets sur son aïeule, et a photographié cent vingt fois des femmes, européennes ou asiatiques dans la même pose, avec la même robe, devant la même chaise (dont les répliques sont présentées ici). Une vidéo montre l'errance d'un fantôme en tous points semblable à Maria Theodora dans les rues de Batavia (Djakarta); aurait-elle pu croiser Rimbaud ? C'est bien sûr un travail de mémoire, d'identité, marqué par d'évidentes questions coloniales et de genre, mais c'est aussi une interrogation sur la photographie, son poids mémoriel (relisons Barthes) et l'évolution de son rôle social, de la singularité embourgeoisante de la fin du XIXème à la banalité multiplicatrice contemporaine. Ce livre de Gautel a, en couverture, la silhouette en creux de Maria Theodora, comme un signe de son absence et de son mystère.

48° 47′ 34″ N, 2° 23′ 14″ E

Melanie Manchot, dance (All Night, Paris), 2012

L'autre pièce chargée de sens de cette exposition est une vidéo de Melanie Manchot, Dance (All Night, Paris) : une cour de lycée lors de la dernière Nuit Blanche, des danseurs, qui de tango, qui de hip hop, qui de French Cancan : partageant le même espace, mais chacun dans son monde, enfermé dans sa musique, ses écouteurs, ne voyant que ses partenaires, tentant parfois d'occuper le plus d'espace possible. Cette absence totale de communication, cet enfermement 'communautariste' m'ont semblé si révélateurs que la vidéo m'a laissé tout dépité, même si c'est sans doute la pièce qui représente le mieux ce rapport entre corps privé et espace public.

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Melanie Manchot, Perfect Mountain, 2011

Melanie Manchot montre aussi une série de photographies (et une vidéo) dans un studio représentant les Alpes suisses : des touristes asiatiques viennent s'y faire photographier en famille, costumés en Suisses de pacotille (comme elle...) et armés d'accessoires folkloriques. Quelle identité se manifeste ici ? Quel rapport avec l'imaginaire kitsch ressentent-ils? Dans quelle mesure la photographie construit-elle là une expérience formative, identificatrice ?  Ici le pater familias, Sikh, a gardé son turban...

Photos 2, 4 & 5 de l'auteur. Mélanie Manchot étant représentée par l'ADAGP, les photos de ses oeuvres seront ôtées du blog au bout d'un mois.

* Merci à Érika Nimis et Laurence Perrigault de m'avoir éclairé sur ce sujet en m'indiquant plusieurs daguerréotypes antérieurs de portraits de femmes non-occidentales.


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