Aurélie Filippetti, actuelle ministre de la Culture et de la Communication, a été interviewée par Polka. Elle y définit les grandes lignes de sa politique vis-à-vis de la photographie et des photographes. Elle annonce, entre autres, la remise en chantier de la loi Guigou, qu’elle présente comme un obstacle au travail de ces derniers.
Douze ans après, Aurélie Filippetti souhaite remettre en chantier la Loi Guigou votée en 2000, qui entendait protéger les victimes d’attentat ou de crime, ainsi que les prévenus. C’est du moins ce que l’on peut comprendre à la lecture de l’entretien qu’elle a accordé à Alain Genestar, le directeur et fondateur de Polka :
Je pense qu’il faut revoir cette loi. Il n’est plus acceptable et même plus supportable que des photographes professionnels, qui ont une démarche artistique, soient empêchés de pouvoir exercer leur talent, de transmettre aux générations futures leur regard sur le monde d’aujourd’hui. Sans eux, la société est sans visage. Au nom de cette loi, censée être une loi protectrice de la personne, on risque de se couper de notre mémoire. C’est d’autant plus insensé qu’en même temps, sur le Net, des millions d’images circulent, sans que l’on sache qui les a prises et dans quelles circonstances. Cette dichotomie entre l’interdiction aux professionnels et ce qui se passe sur Internet est insupportable. Il y a une énorme remise à plat à faire. Cartier-Bresson, ou Koudelka avec ses Gitans… penser qu’ils auraient pu être empêchés de faire leur travail est intolérable.
À la lecture de ce bref passage, je me suis posé trois questions :
- quelle est la différence entre un « photographe professionnel » et un « photographe professionnel qui a une démarche artistique » ?
- la loi Guigou est-elle à ce point contraignante qu’elle empêcherait les Cartier-Bresson et les Koudelka d’aujourd’hui de faire leur travail ? Question subsidiaire, n’y a t-il pas confusion entre le « droit à l’image », qui est un échafaudage législatif complexe relevant à la fois du droit civil, pénal, administratif ainsi que du droit de la propriété industrielle, et la loi Guigou qui n’est en fait qu’un étage rajouté à cet ensemble.
- pourquoi la ministre de la Culture et de la Communication oppose-t-elle le monde des « professionnels », soumis à des lois liberticides, dont la loi Guigou [c'est ainsi que je comprends l'expression "interdiction aux professionnels"] et « ce qui se passe sur Internet », où circuleraient à l’en croire, des « millions d’images, sans que l’on sache qui les a prises et dans quelles circonstances ».
1. Comment définir un photographe « qui a une démarche artistique » ?
Cette question n’a évidemment pas de réponse, faute de critères précis, et l’on peut penser que tout photographe a une démarche artistique. D’ailleurs, au long de l’interview, lorsqu’il s’agit de questions se référant au statut et au financement de la production d’images, la ministre parle des « photojournalistes professionnels » dans leur ensemble; elle n’évoque la « dimension artistique » de leur travail que lorsqu’il est question de la loi Guigou.
2. Droit à l’image et loi Guigou
La France s’est doté au fil des années d’une législation complexe visant à protéger le « droit à l’image » des personnes, partant du principe [c'est l'article 9 du Code Civil] que « chacun a droit à sa vie privée ». Sans revenir en détails sur ce dispositif [ceux qui le souhaitent peuvent avoir plus de détails ici ou là], il faut retenir qu’il repose sur le principe suivant : « Chacun a le droit d’autoriser ou de s’opposer à la fixation et à la diffusion de son image », et ce consentement doit être express, c’est-à-dire signifié par écrit. C’est du moins ainsi que la jurisprudence l’a établi en France.
Cela peut conduire a des situations contraignantes ou absurdes dont chaque photographe ou vidéaste a souffert lors de son travail . Un exemple récent : un jeune père de famille avait décidé de raconter sur un blog les premiers mois de vie de ses deux jumelles nées prématurées. Il a été conduit à prendre en photo —et à publier sur ce blog— des photos de membres du personnel du service de néonatalogie. Cela n’a pas été du goût de tous et il a été obligé de retirer les photos: « Conformément à la demande qui m’a été faite aujourd’hui de retirer une photo où apparaissait un personnel soignant et de demander l’autorisation en cas de publication, je viens de retirer toutes les images, sauf erreur, où apparaissent les personnels du service Néonatalogie et Rea », a-t-il écrit sur son blog.
En 2003, deux députés socialistes, Patrick Bloche [actuel président de la commission des affaires culturelles et de l'éducation de l'Assemblée nationale] et Jean-Marc Ayrault, avaient déposé une proposition de loi, au nom du groupe socialiste à l’Assemblée nationale et des apparentés [Christine Taubira, l'actuelle ministre de la Justice faisait alors partie de ces derniers]. Elle visait à rétablir une forme d’équilibre entre le « droit à l’image » et le « droit à l’information ». L’exposé des motifs était limpide : il dénonçait « un droit absolu à l’image, de construction uniquement prétorienne, né de l’interprétation extensive de textes très généraux du code civil qui entravait de plus en plus les missions de pédagogie, de culture et d’information qui incombaient jusqu’ici aux gens de l’image. »
La proposition de loi s’efforçait donc de trouver un compromis :
L’objet de la présente proposition vise donc tout à la fois à prendre acte de la reconnaissance du droit à l’image par la jurisprudence actuelle et à infléchir celle-ci dans un sens plus conforme au respect de la liberté d’expression. Nul ne devrait pouvoir agir en justice pour revendiquer un droit à l’image sans rapporter la preuve d’un agissement fautif et d’un réel préjudice.
Cette loi ne sera jamais adoptée. Au contraire, les socialistes sous le gouvernement Jospin vont déséquilibrer un peu plus la balance en faveur « du droit à la vie privée » et le « droit d’informer » avec la loi Guigou du 15 juin 2000 »renforçant la protection et la présomption d’innocence et les droits des victimes ». Cette loi très complète comportait deux articles, qui modifiaient le texte de la loi de 1881 sur la liberté de la presse
Le premier, l’article 35 ter, entend protéger les prévenus, c’est-à-dire les personnes non encore condamnées et donc présumées innocentes:
Lorsqu’elle est réalisée sans l’accord de l’intéressé, la diffusion, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, de l’image d’une personne identifiée ou identifiable mise en cause à l’occasion d’une procédure pénale mais n’ayant pas fait l’objet d’un jugement de condamnation et faisant apparaître qu’elle porte des menottes ou des entraves, est punie de 100.000 F [15.000 euros, actuellement] d’amende.
Dans ce cadre, la célèbre photo de Dominique Strauss-Kahn photographié menotté lors de la perp walk à New York n’aurait jamais du être publiée en France [il est vrai qu'elle avait été prise aux États-Unis, pays où s'applique une autre législation]
Le deuxième, l’article 35 quarter visait à protéger les victimes d’attentat ou de crime.
La diffusion, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, de la reproduction des circonstances d’un crime ou d’un délit, lorsque cette reproduction porte gravement atteinte à la dignité d’une victime et qu’elle est réalisée sans l’accord de cette dernière, est punie de 100.000 F [aujourd'hui 15.000 euros] d’amende.
Cet article avait été inspiré notamment par la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des libertés Fondamentales. Cette dernière prévoit que tout organe de presse dispose du droit d’informer ses lecteurs sur les questions d’actualité entrant dans le champ légitime de l’intérêt public, avec comme bémol que l’image ne doit pas porter atteinte à la dignité des victimes.
C’était aussi, si l’on peut dire, une loi de circonstance. Un fait-divers avait à l’époque fait grand bruit: l’assassinat, le 6 février 1998 du préfet de Corse, Claude Erignac. Paris Match avait alors publié la photo du corps du préfet gisant sur la chaussée, ce qui avait entraîné une plainte de sa famille. Celle-ci avait obtenu en référé une condamnation de l’hebddomadaire, pour « une profonde atteinte à leur affliction et partant à l’intimité de leur vie privée ». Juridiquement l’affaire n’en restera pas là [Plus de détails ici], mais d’emblée était posée l’opposition entre le « droit à une vie privée » et le « droit d’informer ».
Ce projet de loi devait provoquer une forte émotion dans le monde du journalisme et particulièrement du photojournalisme. Roger Thérond, qui venait de quitter la direction de Paris Match [Alain Genestar lui succédait alors] mena la fronde. Il utilisa la tribune de Visa pour l’image, pour dénoncer ce qui n’était alors qu’un projet. Dans l’Appel de Perpignan, lancé le 4 septembre 1999, il disait en particulier ceci :
Notre profession est en danger. Mais c’est plus encore qu’une profession que nous défendons. C’est la liberté, dans notre pays, d’écrire, de publier et surtout de photographier. Que devient-il, notre droit à l’image, et, donc, notre droit à l’information? Soumis jusqu’ici à la versatilité des décisions de justice, il a tout à craindre aujourd’hui d’une disposition de la loi Guigou visant les images d’actualité au prétexte de la protection des victimes. Nous craignons que les victimes soient les français eux-mêmes, privés d’images vraies et fortes, montrant la condition humaine telle qu’elle est chez nous et dans le monde. Sans ces photographies, l’actualité ne serait qu’un constat et deviendrait lisse dans un univers où rien ne se passerait. [cette inquiétude était alors largement partagée, on en voudra pour preuve cet article de Magali Jauffret publié à l'époque dans L'Humanité]
Depuis de l’eau a coulé sous les ponts et ces craintes se sont avérées injustifiées. Une victime de l’attentat du métro Saint-Michel en 1995, dont la photo avait été publiée dans Paris Match a perdu son procès devant la Cour de cassation, celle-ci considérant que cette image ne portait pas véritablement atteinte à sa dignité.
C’est en tout cas ce débat que veut réouvrir Aurélie Filippetti, en proposant de modifier la loi… Guigou, qui empêcherait les photographes professionnels « de transmettre aux générations futures leur regard sur le monde d’aujourd’hui ».
Je crains que notre ministre de la Culture et de la Communication dans sa volonté réformatrice ne se trompe de cible et de dispositif législatif, car si une réforme est nécessaire, elle devrait porter plus globalement sur le « droit à l’image ».
3. Savoir écouter les victimes
Mais encore faut-il savoir écouter les victimes.
Le vendredi 24 août au matin, au pied de l’Empire State Building, à New York, Jeffrey Johnson tue un ancien collègue de travail Steven Ercolino. Comme il est usuel désormais des témoins [qui ne sont pas des photographes professionnels] vont prendre des photos de ce tragique événement. Le site du NewYork Times va choisir l’une des plus « belles » pour illustrer l’événement [voir ci-dessous]:
Ce choix « esthétique » a provoqué une vive polémique aux États-Unis. Elle a conduit Jim Romenesko, qui tient un blog spécialisé sur les médias, à interroger les responsables du New York Times sur ce choix. Leur réponse a été limpide :
C’est une image très violente et nous comprenons pourquoi beaucoup de gens la trouvent choquante. Notre jugement éditorial, c’est que c’est une photo digne d’intérêt, qui montre le résultat et l’impact d’un acte public de violence.
Fin de l’histoire ? Non. Le frère de la victime (et la famille d’ailleurs) n’a pas du été sensible à l’esthétisme et à la volonté d’édification du public du New York Times et il a tenu à faire savoir à quel point il avait été choqué par la publication de ces photos, reprenant presque mot pour mot les protestations de la famille Erignac vis-à-vis de Paris Match :
L’abominable journalisme autour de mon frère – les titres racoleurs et les photos du New York Post et du New York Times que ma famille ont du voir et subir, ces images qui étaient les plus horribles qui soient. Ils ont donné plus de respect et de dignité à Oussama Ben Laden qu’à mon frère, étendu sur le [trottoir] avec ce sang coulant de lui. Je voudrais simplement faire un appel à tous ceux qui lisent ces articles. Il y a une famille derrière tout cela, en deuil maintenant pour l’un des siens.
3. Haro sur le web ?
Les photos prises à l’occasion de ce fait divers l’ont été par des photographes non professionnels grâce à Instagram et diffusé sur ce réseau, Instagram étant aussi un réseau social. Elles faisaient donc partie de ces « millions de photos d’images qui circulent sur le net », dénoncées par la ministre dans son interview. Étaient-elles pour autant anonymes, ignorait-on dans quelles circonstances elles avaient été prises ? Évidemment non. Il faut totalement méconnaître le fonctionnement du web aujourd’hui, et particulièrement des réseaux sociaux, pour le croire. Une photo sur Instagram est « renseignée ».
Par exemple, une autre photo montrait la victime du meurtre sous un autre angle. On sait qu’elle a été prise par ryanstryin [Ryan Styrin], et l’on voit sur le côté la discussion engagée à propos de sa photo [discussion soit dit en passant, alimentée par de nombreux journalistes, qui lui demandent le droit de publier sa photo]
Il va expliquer en partie, pourquoi il a pris la photo
C’est la victime et je m’excuse auprès de sa famille, mais ceci doit être documenté. C’est mon point de vue.
Mais il va aussi expliquer qu’il a fait très attention lors du cadrage, car il sait que la photo est immédiatement diffusée sur le réseau et qu’il n’y a pas d’édition possible, si ce n’est supprimer, après coup la photo. Donc, il précise :
J’ai attendu que l’agent de police obstrue partiellement la vue avant de prendre la photo.
Une pudeur que n’aura pas un autre photographe de le l’événement qui prendra une image —toujours via Instagram— d’une victime « collatérale » [les policiers en voulant abattre le meurtrier, ont blessé neuf autres personnes !]. Sur la photo de Mr_Mookie [Muhammad Malik] le visage du blessé est parfaitement reconnaissable, et de la même façon, M. Malik va expliquer ses commentaires, pourquoi il a pris ses photos, etc. [plus de détails ici]
Une photo que l’on va retrouver telle qu’elle [c'est-à-dire le visage non flouté] sur des sites de presse, comme —simple exemple— celui de la version française du Huffington Post.
4. L’esthétisme et l’information
La question n’est donc pas celle de l’anonymat supposé ou non des auteurs des photos. Elle n’est pas non plus réellement dans une supposée irresponsabilité des « photographes amateurs ». Ils réfléchissent lors de leurs prises de vue, et sont ensuite engagés dans une conversation à propos de celles-ci, dès lors qu’elles sont en ligne, que ce soit sur Instagram ou sur Twitter. De ce point de vue, la « société n’est pas sans visage ».
D’un point de vue législatif, la difficulté vient de trois problèmes enchassés les uns dans les autres :
- le droit. Les réseaux sociaux sont souvent de droit américain, et la législation qu’ils suivent n’est pas la législation française, comme l’illustrent les mésaventures photographiques de Dominique Strauss-Kahn.
- la rapidité —et le caractère massif— de diffusion de certaines photos rend totalement inopérant les législations nationales qui ont l’efficacité d’une digue de papier face à un tsunami. Dernier exemple en date, celle du Prince Harry, photographié nu dans une suite d’hôtel de Las Vegas, à la suite d’une partie de « strip billard ». Ces images qui ont fait le tour du monde, n’ont été publiées que de manière très tardive par le Sun, le principal tabloïd britannique, avec cette phrase incroyable qui accompagnait la photo de une : « Photo de Harry nu, que vous avez déjà vu sur Internet ». [à signaler qu'à la suite de cette publication, la Press Complaints Commission britannique a reçu plus de 3.600 plaintes en quelques jours]
- l’esthétisme. Dans le flot des photos publiées sur les réseaux sociaux, les médias ne choisissent pas n’importe lesquelles, comme l’expliquaient les responsables du New York Times à Jim Romenesko, ou comme le faisait Matthieu Polack, picture editor du Monde lors d’un débat organisé à La Cantine (Paris) pour la sortie du projet 21 Voix pour 2012 [page Facebook ici]. Lorsque Ziad Maalouf, l’animateur lui demanda quels étaient les critères de choix des images pour le journal, il répondit que c’était « l’information et l’esthétisme de la page ».
Il faut ici s’interroger. Sommes nous vraiment « mieux » informé lorsque nous regardons le corps mutilé de quelqu’un ? Et l’ »esthétisme » peut-il côtoyer impunément la barbarie ? Sur ce point, une photo m’a toujours interpellé par sa monstruosité. Elle a pourtant gagné le prix Pulitzer 2012, obtenu la seconde place (catégorie conflit) du World Press 2011. Elle a été publiée, le 7 décembre 2011, au lendemain de l’attentat, en une de trois des quotidiens américains les plus prestigieux, New York Times, Washington Post et Los Angeles Times. En France — à ma connaissance — seul Libération l’avait à l’époque publiée mais en page intérieure [cf. Gilles Klein dans Arrêt sur Images]. Cette photo, prise le 6 décembre 2011 lors d’un attentat à Kaboul qui avait tué 70 personnes, la voici :
La photo de Massoud Hossaini, photographe de l’AFP, qui a gagné le prix Pulitzer, dans la catégorie « Breaking News Photography ».
Cette image, a une histoire, qu’a racontée son photographe, le journaliste de l’AFP, Massoud Hossaini [lire aussi son témoignage recueilli par le New York Times]. Il ne souhaitait qu’une chose, explique-t-il:
J’espérais seulement refléter cette vraie douleur pour tout le monde, pour tous ceux qui regarderaient mes photos.
Peut-être, mais il n’empêche que c’est cette photo (plus ou moins recadrée) qui a été retenue, alors qu’existait un choix extrêmement important, comme le montre sur son blog Le cœur net, Jean-Marc Paillous. [la série est aussi visible sur ce site hongrois], et qu’il existait aussi des photos d’un freelance, Joel van Houdt, dont l’une sera retenue pour faire la une du Wall Street Journal.
Les raisons du choix sont parfaitement détaillées dans ce post, où sont interrogés les responsables du Wall Street Journal, du New York Times et du Washington Post qui ont décidé de publié une photo, et qui l’on soigneusement éditée : fallait-il montrer le corps de l’enfant qui est en jaune au premier plan? Fallait-il resserrer sur la jeune fille habillée en vert, qui est au centre du cliché? Fallait-il…?
En tout cas cela a été fait. Aujourd’hui, Tarana Akbari, la jeune fille « à la robe verte » boîte encore un peu, mais se porte aussi bien qu’une enfant qui a vu une grande partie de sa famille décimée sous ses yeux [lire ici]. Il paraît qu’elle sourit…
Vierge en bois sculptée, Chapelle des Pénitents de Donzenac (Le livre2 Jul…)