“Le centre culturel iranien de Tunis accusé de propager le chiisme”, article (en arabe) publié sur le site (saoudien wahhabite) “Elaph.com”
(http://www.elaph.com/Web/news/2012/8/756494.html?entry=Tunis)
Dans un « naguère » qui paraît tellement d’autrefois, on parlait, au temps de la guerre civile libanaise, des « islamo-progressistes », une expression, sans nul doute assez étrange, qui servait à définir les alliances compliquées du moment. Très éloignée en tout cas des clivages sur lesquels s’appuient les mobilisations d’aujourd’hui, et les haines de demain. A présent, la “mode”, si on ose le terme pour évoquer la situation en Syrie par exemple mais pas seulement, est au conflit irréductible entre chiites et sunnites. On ne reviendra pas ici sur les ressorts géopolitiques de cette thématique – cet article du Monde le fait très bien. En revanche, la mise en en place, patiente et méthodique, de cette « fabrique de la haine » mérite quelques commentaires.
L’actualité récente en Tunisie offre un bon point de départ. Le 16 août dernier, un groupe d’excités s’en est pris violemment à une rencontre culturelle organisée à Bizerte, au nord de Tunis, dans le cadre de la « journée Al-Aqsa » (Jérusalem). L’homme qu’ils recherchaient n’a dû son salut qu’à une porte dérobée qui lui a permis de s’enfuir, quand d’autres se faisaient bastonner. Encore un peu et Samir Kuntar (ou Kantar, Qantar, etc : سمير قنطار), celui qui a passé plus d’une trentaine d’années dans les prisons israéliennes avant d’être libéré dans le cadre d’un échange négocié avec le Hezbollah, aurait pu mourir sous les coups des « salafistes » tunisiens ! Intéressant paradoxe ! Mais pourquoi ces derniers étaient-ils tellement furieux contre celui dont la libération, en juillet 2008, a été l’occasion de célébrations de joie répercutées à l’époque par Al-Jazeera ? En réalité, le héros d’hier, qui avait pris la parole la veille pour dénoncer la « puanteur des pétro-dollars » et rappeler le soutien du régime syrien à la résistance palestinienne, est surtout coupable d’être… chiite !
On voudrait croire qu’il s’agit « seulement » d’une divergence politique traitée avec la souplesse idéologique dont font preuves les franges les plus militantes de l’islam politique radical. Malheureusement, l’événement n’est pas isolé. Au contraire, il fait suite à une série de conflits dans le domaine de la culture depuis, entre autres événements qui auraient aussi mérité commentaire, l’attaque de Nessma TV en octobre 2011 jusqu’au « printemps des arts » en juin dernier… Sauf que la confrontation semble se focaliser désormais sur la « menace chiite », avec, entre autres exemples, des intimidations à l’encontre du groupe Mehrab, une troupe iranienne de musique soufie empêchée de se produire, vers la mi-août, au festival international de musique sacrée et soufie de Kairouan.
A écouter nombre de personnalités politiques de premier plan, Sadok Chourou notamment, élu du parti Ennahdha, il est clair que l’expansion du chiisme est aujourd’hui une vraie menace pour la Tunisie sunnite (entretien traduit en anglais, original en arabe ici). La moindre requête « chiites Tunisie » sur le moteur de recherche de votre choix vous donnera une idée de la violence des débats. On y rappelle rarement que la Tunisie a été, à partir du Xe siècle, le siège d’une brillante dynastie « chiite », celle des Fatimides, et encore moins le fait que les chiites sont tout au plus aujourd’hui dans le pays quelques dizaines de milliers (impossible de trouver une sérieuse référence en ligne sur la question, ils ne figurent même pas dans la liste des « populations chiites minoritaires » des articles de la Wikipédia sur la question).
Si on quitte la Tunisie − dans les affres d’une transition difficile malgré toute la sollicitude de quelques riches Etats (dirigés par des sunnites) du Golfe − pour élargir la perspective à la fois temporellement et géographiquement, on s’aperçoit rapidement que la scène culturelle régionale est depuis plusieurs années déjà travaillée par le débat entre sunnisme et chiisme. La télévision, opium des peuples (arabes compris), est en première ligne, à travers les feuilletons de ramadan du type Omar dont il a été question ici), mais on trouve des exemples plus anciens. Celui de la série Lil-khataya thaman (Les fautes ont un prix) par exemple, qui a suscité l’attaque des locaux de la MBC au Koweït en septembre 2007 par les chiites locaux offensés par l’image de leur rite véhiculée sur la chaîne « saoudienne sunnite wahhabite ». Bien loin d’être un « accident », l’affaire s’est répétée en 2010, cette fois-ci à l’occasion du feuilleton Al-Qa’qa’, diffusé par MBC à nouveau mais produit cette fois par Qatar TV (comme Omar, du reste).
Les exemples de « feuilletons historiques à histoires » abondent (voir dans l’encadré Catégories en haut à droite l’onglet « image »), avec notamment le très contesté Hassan, Hussein et Moawiyya, mais la polémique a pu aussi gagner le domaine des émissions dites « théologiques » comme l’explique cet article en arabe publié en 2010 sur le site Islam-Online à propos de Al-Tarîq ilâ Karbalâ’ (Le chemin de Kerbéla), une émission en principe oecuménique tournant au lynchage médiatique selon certains chiites. Inutile de dire que les meilleurs spécialistes n’hésitent pas à s’en mêler, à tel point que des citoyens saoudiens (chiites) ont ainsi jugé bon d’intenter un procès à l’encontre du très célèbre et célébré global mufti Qardawi (un Qatari d’origine égyptienne, on reste dans le sunnisme bon teint), pour « insultes contre le chiisme (article du site Elaph).
A tout cela, il faut bien entendu ajouter les innombrables talk-shows sur « le danger de l’enchiitisation » (خطر التشيع, vilain néologisme qui traduit au plus près le terme arabe pour lequel je suggère aux arabisants de lancer l’instructive requête sur internet), un thème « bien » présent dans la programmation du dernier ramadan égyptien à en croire cet article (en arabe) dans Al-Quds al-’arabi…
Autant d’exemples tirés d’un passé très récent (les 6 dernières années de ce blog, c’est presque un anniversaire), qui permettent de constater que le « problème entre chiites et sunnites » est tout sauf le fruit du hasard. On ne le constate que trop facilement, voire amèrement, la « culture » arabe, à commencer dans ses formes populaires de grande diffusion, ça sert aussi à faire la guerre !