Marianne Rubinstein commence piano, en couchant sur le papier les aléas de sa vie sans Yann. Une vie où tout est cassé, effondré. Bien sûr, c'est le refrain habituel ... Mais l'auteur l'écrit d'une telle manière que l'on se surprend à souffrir avec elle, et à reconnaitre qu'on s'énerverait nous aussi pour les mêmes broutilles, à commencer par la légèreté de son ex-conjoint qui se pose en champion de l'échangisme tant il semble s'acharner à intervertir les week-ends de garde du petit Simon. On se met vite à souhaiter qu'elle sorte de sa sidération avant qu'il ne soit trop tard, et à craindre une issue fatale en s'interrogeant sur la part de la fiction et celle de l'autobiographie tant cela respire le vrai.
Même Simon, l'enfant adoré, a perdu tous ses pouvoirs. Il est chez son père pour son troisième anniversaire. Vivre amputée de son amoureux n'est pas drôle, mais quand cette souffrance s'accompagne de la privation du fils c'est puissance mille. Arrivent Noël et son cortège d'invitations, que la jeune femme décline en soupirant.
Et puis surgit la petite blonde du cinquième, Olga, venue gratter à sa porte, sorte de double de manque d'amour, cette fois maternel. La mère de l'adolescente (si absente que l'auteur met beaucoup de temps à lui donner un prénom) représente à première vue l'enivrante féminité qui a été perdue. Il y a de quoi crever de jalousie sauf à parvenir à focaliser son exaspération sur des aspects concrets et indubitables comme le manque de soin porté à Olga.
En maintenant l'équilibre entre son espace et le sien, un peu à la manière d'un chat, et comme les enfants savent le faire de façon instinctive lorsque leur survie est en jeu, Olga ne la gêne pas, ne provoque aucun sentiment négatif. A l'inverse de son fils Simon qui découvrira la neige sans elle pour spectatrice lui faisant noter cette amère parole : "J'aurais presque aimé que ce bonheur il ne l'ait pas connu (...) pas encore."(page 52)
Le conseil de base donné aux déprimés tient souvent en deux mots : bouge-toi ! On croit le bonheur contagieux et on vient leur mettre sous le nez des douceurs qui, loin d'être apéritives, provoquent au mieux le haut-le-coeur, au pire la jalousie du désespoir, laquelle pourrait tout de même conduire vers la résurrection si elle pouvait mettre sur la voie du bonheur.
C'est tout le talent de Marianne Rubinstein d'avoir écrit un roman qui n'en a pas l'air, un peu dans la veine de J'ai réussi à rester en vie de Joyce Carol Oates. Elle décrit une femme qui subit la dépression en pleine conscience, chaussant par moments (page 55) "les lunettes de la marquise et à laquelle elle répond qu'elle l'emmerde", la marquise étant le surnom qu'elle donne à sa psy.
Quand je dis "elle" je devrais écrire Yaël puisque l'auteur continue dans la veine du roman précédent (Le journal de Yaël Koppman, paru en 2007) en crochetant dans la fiction des perles extirpées de sa vie privée et/ou professionnelle, en ornant sa réflexion de citations littéraires qui ont des vertus explicatives à la hauteur de théorèmes mathématiques, invoquant toujours abondamment (et intelligemment) Virginia Woolf à propos de son écriture et sans cacher son rêve personnel, à savoir concilier son métier et la littérature.
Difficile de juger si elle y parviendra durablement. Toujours est-il qu'elle est parvenue à m'intéresser pour un sujet qui la passionne, et moi beaucoup moins, à savoir l'économie. Elle réussit à nous distraire tout en resituant "sa" crise de la quarantaine dans le contexte socio-politique-économique qu'elle connait très bien puisqu'elle est maitre de conférences en économie à l'Université de Paris VII et chercheuse.
C'est à ce domaine qu'elle a emprunté le titre du livre, les arbres ne montent pas jusqu'au ciel, un adage qui signifie en économie qu'il y a forcément un moment où les prix cessent de grimper (page 77) et que donc toute situation est appelée à se stabiliser un jour. Comme si l'économie (ou les sentiments) étaient réglés de manière biologique, avec des sortes de limites naturelles. Optimisme ou naïveté ? On aurait envie de lui opposer la métaphore du Tonneau des Danaïdes en lui faisant remarquer qu'il y a des vies de malheur sans fin.
Yaël, disons Marianne en l'occurrence, devrait le savoir, elle qui fait allusion à "l'aveuglement au désastre" (page 101) qui empêche d'être lucide quand le bonheur fait écran à la conscience. On devinera qu'il y a plusieurs niveaux de lecture, et que c'est un des charmes du livre. On peut s'arrêter sur l'analyse économique. A ce titre le conte de la fourmi productive et heureuse au travail, licenciée suite à un excès de compétence (page 130) est malheureusement représentatif de notre société.
On peut y voir plus particulièrement une tentative de décryptage des relations sentimentales à l'aune économique. On cherchera alors si les évènements, en économie ou dans la vie, arrivent par hasard, par nécessité ou parce qu'on les a provoqués. Si on admet qu'on puisse avoir une part de responsabilité à les déclencher, on aura aussi par conséquent la possibilité inverse de pouvoir les modifier. Et l'auteur d'étayer sa démonstration avec l'exemple de Clara estimant que le cancer ne lui est pas tombé dessus par hasard.
Une chose en entraine une autre. La maladie va modifier la perception des choses que l'amie de Yaël a de la vie : En moi quelque chose s'est ouvert, un espace où je peux me rassembler (page 123). Et la dépression va pousser Yaël à considérer autrement son existence. Curieusement cet état ne rend pas systématiquement égoïste ni imperméable aux autres. C'est "juste" une souffrance, le coeur arraché. Quand Clara découvre une boule sous le sein, Yaël aura la force de l'aider, de la soutenir.
On peut aussi savourer l'ouvrage comme appartenant à la "chick lit", à l'instar des romans à l'eau de rose d'autrefois, en voyant revenir le "beau" Yann qui, à pas de velours, reprendrait bien la vie commune ... (page 136). Après avoir raconté son obsession de la trentaine, qui tourne autour de la phobie de l'abandon amoureux, voilà Marianne Rubinstein aux prises avec l'obsession de la quarantaine ... comme si c'était le fond du problème ... Et en calculant qu'elle met deux années à écrire un livre va-t-on parier que le prochain développera l'obsession de la cinquantaine ? On échappera sans doute à cette redondance car Yaël nous l'apprend page 158, elle progresse ... et nous sommes prêts nous aussi à apprendre à aimer un peu, surtout pas trop puisqu'on a compris que c'est l'excès qui rend l'amour insupportable.
Chick lit toujours en tombant sur des extraits de dialogues populaires comme cette remarque (page 154) annonciatrice du coup de foudre entre Gene Kelly et Françoise Dorléac devant l'école où elle attend Boubou dans les Demoiselles de Rochefort : mademoiselle, votre combinaison dépasse. Mais alors une chick lit assez classe un peu classe car le journal s'émaille aussi de références savantes avec les notes de chevet de Sei Shônagon.
Et on attend patiemment le cru 2014 de cette auteure décidément pas platement figurative mais spirituelle, comme aurait dit Guillaume Lancien dans les Demoiselles et comme elle nous le souffle page 197, dans les toutes dernières lignes.
Les arbres ne montent pas jusqu'au ciel de Marianne Rubinstein, Albin Michel, Août 2012