Après un pique-nique bienvenu sous les arbres, nous allons visiter le monastère « le plus ancien du Tibet » : Samye. Fondé aux environs de 779 de notre ère, juste avant l’époque où le bouddhisme a été proclamé religion d’État (en 791 selon les textes), il fut érigé par Trisong Detsen, second roi religieux du Tibet. Il a invité ici de grands bouddhistes indiens, dont Santarakshita qui participa à la fondation, et le fameux et souvent représenté Padmasambhava. Appelé aussi Gourou Rinpotché (le Maître Vénéré), il a utilisé la magie bön pour adapter le bouddhiste indien aux mœurs tibétaines et en faire une branche originale : le tantrisme du Tibet. Né en Inde vers 500 après, le tantrisme est une forme mystique du bouddhisme. Les déités représentées ne sont pas des êtres réels ou issus de la croyance, mais des archétypes : les mâles symbolisent les moyens habiles d’agir dans la sagesse, les femelles la vacuité, réceptacles de la sagesse. D’où « l’union » tantrique qui se sert du sexe pour atteindre à l’illumination. Gourou Rinpotché exorcisa les démons primordiaux (les anciennes divinités…) les « convertit » et les transforma en protecteurs de la foi. N’est-ce pas ce que le commerce a fait des maos chinois au Tibet ? Ils protègent et restaurent maintenant les édifices religieux pour se concilier la population (la figeant dans le folklore) et pour le tourisme (voyez comme nous sommes tolérants).
Le monastère est tout un complexe de bâtiments, chapelles, temples et chortens qui figurent un gigantesque mandala, schéma de l’ordre cosmologique bouddhiste. Le mandala met de l’ordre dans le chaos de la création ; il est support de méditation car cette discipline vise à réduire l’inextricable et le complexe du monde à la clarté du dessein cosmique. On dit que les limites du complexe se trouvent à un jet de flèche royale autour du centre. Le temple Üste, entouré de deux enceintes carrées, est sur trois étages : le rez-de-chaussée tibétain, le premier étage chinois, le second indien. Chaque côté du temple est orienté vers un point cardinal. Au centre du mandala est le palais mythique de Bouddha, axe de la cosmologie et représentation du mont Sumeru. Les terrasses en retrait donnent l’impression d’une gigantesque pyramide que le pèlerin doit gravir. Au rez-de-chaussée, un corridor sans lumière conserve de superbes peintures du 11ème siècle. Elles sont si bien protégées de la lumière qu’elles restent fraîches – mais on les voit difficilement, à la lueur trop faible des lampes de poche. Elles montrent les fêtes d’ouverture du monastère et les habitants chantant, dansant, se repaissant des produits locaux.
Dans le hall d’assemblée nous accueille une statue grandeur nature du Gourou Rinpotché avec – détail qui m’amuse toujours – une pierre marquée de « l’empreinte de son pied ». Suit une double rangée de statues de personnalités historiques du monastère. Les figures des principales sectes jalonnent l’escalier qui mène à la chapelle intérieure. On accède à cette chapelle depuis le hall d’assemblée par trois passages qui symbolisent des trois portes de la libération : 1/ la vacuité, 2/ l’absence de signe et 3/ l’absence de désir. Nous sommes alors dans la chapelle sacrée. Le corridor qui en fait le tour est orné de peintures représentant la vie de Bouddha. Le plafond est peint de mandala et de mille bouddhas. On dit que les murs de pierres font deux mètres d’épaisseur. Nous sommes ici dans le saint des saints. Un Sakyamuni de quatre mètres de haut en pierre est entouré de statues de bodhisattvas et de gardiens. Face à lui un trône est réservé au dalaï-lama. Au-dessus de l’autel principal du temple pend une célèbre cloche de bronze décorée de caractères tibétains, offerte en tribut par la famille de la troisième épouse du roi pour le louer d’avoir adopté le bouddhisme. C’est une rareté archéologique, on ne connaît que trois cloches de l’époque yarlung. Les musicologues ont découvert que la cloche de Samye pouvait produire neuf notes séparées.
Le troisième étage indien a été largement détruit par les barbares rouges et xénophobes qui ont déferlé dans les années 1950. Ils préféraient nettement les locomotives fumantes aux peintures fumeuses. Le site a été reconstruit presque à neuf – d’où l’éclat étonnant des peintures ! Hélas, du bon béton armé a remplacé le bois, trop rare et trop fragile au Tibet. Les traits malhabiles des athées d’aujourd’hui ne peuvent pallier aux coups de pinceaux artistement croyant de jadis. Dans l’histoire, guerres civiles entre féodaux böns et moines bouddhistes, querelles entre sectes monastiques, avancée des dunes, incendies, tremblements de terre, rénovations et agrandissements, ont largement précédé les gardes rouges qui ont détruit le toit en or, les chortens rouge, blanc, noir et vert, et pillés les instruments rituels. Samye a été reconstruit entre 1987 et 1989 sur les dons du Panchen Lama avant sa mort. Mais tout est impermanence, n’est-ce pas ?
Un moine ingénu de quinze ans avec une ombre de moustache nous invite à deux ou trois à regarder sa cellule. C’est une pièce à deux lits (ils vivent toujours par deux) avec un meuble à tiroirs de bois peint, une table recouverte d’une lourde tenture et, dans un réduit attenant, un poêle pour faire la cuisine et le thé. Les ablutions se font à la cuvette ; il faut aller chercher de l’eau à l’extérieur. Les fenêtres sont joliment masquées de foulards à fleurs mauves qui tamisent la lumière comme les draperies dans le temple. La première ordination de moines tibétains a eu lieu ici à la fin du VIIIème siècle. Sept jeunes moines furent examinés par douze moines érudits venus du Cachemire. La scène est peinte sur le mur de la galerie orientale du temple. Entrés au monastère vers l’âge de six ans, les novices apprennent à lire et écrire. Levés avec le jour ils commencent par des prières en commun, prennent un petit-déjeuner de thé au beurre et tsampa (orge grillé), puis suivent leurs cours jusque vers midi, avec des pauses. Ils reprennent les cours après le repas jusqu’en fin d’après-midi où ils prient ensembles à nouveau. A quinze ans ils doivent décider s’ils veulent devenir moines ou étudier encore et faire retraite. Ou encore de revenir à la vie laïque. Les vœux monastiques ne sont prononcés qu’à vingt ans.
L’adolescent d’aujourd’hui parle très peu l’anglais. Il ne comprend pas lorsqu’on lui demande son âge et finit, après une explication par gestes pas simple, par l’écrire avec le doigt sur la table. Nous le remercions pour sa gentillesse, tout en pensant que des étrangers faisant la conversation sont sans doute une récréation rare dans la monotonie des études. Les autres moines et moinillons sont en effet réunis dans la cour, assis en tailleur les uns contre les autres, les plus jeunes parmi les plus vieux. Ils psalmodient collectivement les prières, la tête souvent ailleurs. L’un des plus petits qui peut avoir de huit à dix ans a le coude qui repose sur le genou d’un aîné bienveillant - et bien-aimé - de quinze ou seize ans. Le petit regarde avidement les étrangers que nous sommes avec toute la curiosité de son âge. Dans le bouddhisme, chaque jour doit apporter un enrichissement et conduire un peu plus vers la perfection. Nous ne nous privons pas de le distraire un moment.
Nous pouvons voir une partie des douze autres temples du complexe. Quatre temples sont les symboles des continents majeurs autour du mont Sumeru, les huit plus petits sont les îles satellites. Deux bâtiments représentent le soleil et la lune qui tournent autour du Sumeru. Autrefois, une longue enceinte ovale surmontée de milliers de petits chortens symbolisait la chaîne de montagnes qui entoure l’univers tibétain. Elle était percée de quatre portes d’entrée de couleur différentes qui contrôlaient qu’aucun démon ne puisse entrer. Nous sommes ici au cœur du Tibet historique, là où sont venus et où ont agi les personnages clés de l’identité tibétaine : Avalokiteshvara le bodhisattva qui a éveillé la race, Songtsen Gampo, les rois vertueux qui les ont organisé en peuple puissant, et Padmasambhava dont les pouvoirs magiques ont dompté les démons originels pour leur donner la puissance spirituelle bouddhiste.
J’observe un moment avec Graziella les pitreries d’un gamin à qui Véronique a donné un reste de paquet de biscuits. Mais lorsque le vent se lève en rafales et fait voler la poussière, nous rentrons au camp avant la pluie qui ne saurait tarder.