Avec ce tout premier roman, le brillant écrivain (poète, nouvelliste et accessoirement bédéiste) mauricien Umar TIMOL choisit une forme de récit tout à fait particulière : dans un journal intime, sous l’espèce d’un monologue à tendance fortement répétitive (presque incantatoire), une femme dévide inlassablement son mal-être aigu et la montée en puissance de sa déraison exaspérée.
Ce livre est une véritable étude psychologique, d’une grande richesse. En effet, il nous brosse le portrait d’une personne tourmentée et complexe qui tente de se mieux connaître, de partir, en quelque sorte, à la recherche d’elle-même en un effort d’introspection qui s’avèrera, hélas pour elle, au bout du compte, un échec de plus.
Car cette malheureuse femme à l’automne de sa vie, non contente d’être saisie d’une trouille viscérale, animale à l’idée d’entrer, à l’issue d’une vie sans gloire, sans réalisations, dans la vieillesse, est, comme beaucoup de femmes mauriciennes, en prison dans sa propre névrose dont, en dépit d’une lucidité indéniable, elle ne parvient pas à dénouer les fils. La démesure, l’excès des sentiments, la haine d’elle-même et des autres et le désir d’autodestruction sont déjà là, à l’œuvre depuis longtemps, et ils l’emportent ; c’est trop tard.
Cette femme, aux prises avec son marasme intime, n’a personne pour l’aider : elle est seule (et on se demande d’ailleurs dans quelle mesure elle ne désire pas le rester). Sa tentative pour lever enfin le masque, pour conquérir enfin son authenticité propre, pour remplir enfin cette espèce de coquille vide qu’elle se révèle être, est aussi pathétique que vaine. Quelque soit la direction vers laquelle elle se tourne, elle est victime de l’ « Incommunicabilité des êtres » et d’une société impitoyablement jeuniste et sexiste (où elle n’a pas sa place), qui, ensemble, la prennent au piège. Elle tourne en rond, comme emmurée en elle-même, dans son propre isolement de personne trop passive et trop intériorisée, sans parvenir à comprendre comment elle a pu en arriver là. A l’image d’une Madame Bovary, elle se consume dans un ennui et dans une « médiocrité » qui l’insupportent, la rongent, entretiennent tant son amertume que son ressentiment. Et, à l’instar cette fois de Phèdre, sa nature, secrètement très passionnée (voire volcanique)et très absolue l’amène à faire ce que les psychologues appelleraient une « fixation » sur une homme beaucoup plus jeune qu’elle chez qui elle cherche une sorte de « sursaut », d’ « élixir de jouvence » salvateur – et à reporter sur lui (à son insu qui plus est) toute l’effrayante avidité de ses désirs inassouvis.
Comment pourrait-on ne pas le voir ? Cette pauvre femme est MALADE DU VIDE. Vide qui, à l’extérieur, la cerne : anonymat de la grande ville européenne, couplé à l’isolement social d’une épouse mauricienne traditionnelle sans enfants ni activité professionnelle qui de surcroît n’a pas su se trouver de centre d’intérêt, d’occupation, de raison de vivre, ni de vie mondaine ; mais sans doute, ce qui lui importe le plus, vide intérieur profond, hérité de sa propre culture qui l’a faite esclave de la discrétion, du self control asiatique ainsi que de conventions sociales rigides (être, ou plutôt offrir l’image contraignante d’ une femme « comme il faut » et d’une épouse dévouée, irréprochable…et effacée !).
Cette femme le crie dans son journal de façon déchirante, émouvante : elle a « à dire » et elle existe ! Elle veut le clamer avant qu’il ne soit définitivement trop tard…Ce qu’elle est vraiment ne correspond en rien au visage qu’elle offre, et il se trouve qu’elle n’a pu – par inhibition – le « dévoiler ». Il en résulte un malaise, une animosité contre elle-même et une impression de non-vie, de ratage qui défient l’imagination. Chaque mot, chaque phrase deviennent prétexte à l’expression d’une colère rentrée, d’un bouillonnement de rage prêt à exploser et à se déverser à la manière d’une coulée pyroclastique de volcan pour ravager tout ! Cette femme pour le moins désorientée croit aimer (en l’occurrence, le jeune homme qui, de son côté, ne peut rien soupçonner de ce qu’il inspire pour la bonne raison que, par sempiternelle dignité, par peur du ridicule, elle n’ose en laisser deviner une parcelle) mais là encore, elle se fourvoie sur ce qu’elle ressent : elle ne fait, en réalité, que le désirer sur un mode atrocement fusionnel, presque cannibale, qui n’est que le reflet de sa frustration et de son effarant vide intérieur, et qui s’assortit d’une ambivalence de sentiments (traduite par une alternance d’amour et de haine) qui le nie en tant qu’autre, en tant que lui-même. Elle ne l’aime qu’à travers ce qu’elle attend de lui, ce qu’elle projette sur lui et ne lui reconnait pas le droit d’avoir une vie propre, distante de la sienne. Il ne l’intéresse, au fond, que dans la mesure où elle peut l’ « habiller », l’emplir de ses fantasmes, et, en cela, sa jeunesse, son inconsistance l’aident. Lui aussi, il est « vide ».
Cette personne se sent niée (par l’absence d’empathie patente de son entourage) et elle finit par vivre cet état de fait comme une agression. Elle en veut au monde de ne pas être en mesure de la soulager, de l’extirper de sa propre détresse. En ce sens, elle révèle toute l’étendue de sa dépendance, de sa faiblesse. Elle n’a pas compris que le soi et la liberté ne se trouvent jamais à l’extérieur. Sa lucidité, pourtant réelle (et à même de nous la rendre attachante, ou, à tout le moins, un peu moins antipathique) s’arrête là. Nous sommes en présence d’un être trop écartelé, bien trop écorché vif pour qu’elle aille plus loin.
L’intelligence et la finesse de cette femme (au potentiel manifestement inexploité, ce dont elle souffre aussi) auraient facilement, on le sent, pu faire d’elle une philosophe ou une poète. Car, dans le fond, au travers de son « expérience », ce qu’elle nous dépeint de manière si grondante, si grinçante, si inquiétante, c’est un drame universel : celui de l’angoisse existentielle. Comment donner un quelconque sens à sa vie dès lors que le Temps passe, que l’entropie universelle attaque, érode, balaye tout ce qui est, se riant de toute forme d’attachement ? Comment se débrouiller, lorsqu’on est affublé d’une conscience humaine, de la finitude et des limitations de notre être même ?
Cet ouvrage développe une vision de la vie – et de la condition humaine – extrêmement pessimiste. Non seulement le Temps nous piège, se moque de nous d’une façon particulièrement cruelle, mais en outre notre vie nous coupe de nous-mêmes, de notre propre vérité (si tant est que cette dernière existe).
Ce qu’il y a de riche, de très intéressant (voire de fascinant) dans ce roman qui n’a rien de classique, c’est qu’il possède un très grand nombre de facettes, de niveaux d’interprétation.
Tragédie de l’amour impossible, hors d’atteinte et, de ce fait, élevé au rang de pure chimère ? Certes.
Drame féminin, lié à l’injustice de la condition féminine qui, partout, enferme les femmes dans l’attente et le regard du monde externe, et ne leur pardonne pas leur âge ? Sans conteste.
Méditation sur les illusions et les dangers que la passion amoureuse peut induire, en tant qu’addiction destructrice ? C’est sûr.
Mise en évidence, voire en accusation, d’une certaine façon d’être masculine, grossière, maladroite, égoïste, dénuée de finesse psychologique et d’empathie ? Cela aussi.
Constatation de (et insistance sur) la difficulté pour chacun d’entre nous d’exister pleinement sans une forme de reconnaissance de la part des autres ? Sans doute.
Réflexion sur la nature cachée des êtres en opposition à la façade souvent lisse et trompeuse qu’ils donnent à voir (particulièrement dans des sociétés du type de la société mauricienne) ? Certainement.
Mise en lumière de la pression sociale qui peut amener un individu (sans doute n’importe lequel) à « péter les plombs » ? A n’en pas douter.
Plus généralement – et plus « philosophiquement » - évocation de ce qui « coiffe » tout le reste, à savoir la solitude existentielle, ontologique, inhérente à notre statut même de créature ? Il y a également de cela.
On peut s’interroger, enfin, sur la raison d’être de ce « journal ». Appel au secours déguisé d’une âme qui se noie ? Tentative de reprendre, par les mots, le contrôle de ladite âme ? Expression d’une révolte, fenêtre vers une éventuelle évasion, vers une ré-autonomisation de l’être ? Forme d’auto-thérapie ? Finalement, on peut en douter, car on constate, au fil des pages, que la locutrice, via ses mille et uns ressassements, semble en fait se complaire à forcer le trait de sa propre « noirceur », à entretenir son mal, à en fouailler la plaie comme si cette dernière était, au fond, sa seule réelle forme d’existence et d’identité possible…et c’est là que l’on entre dans la dimension de la tragédie grecque. De cet amour et de ces mots, l’héroïne dit espérer un mieux…Mais, tout bien pesé, elle réalise rapidement qu’elle s’achemine, bien au contraire, vers une forme de fatum. A trop regarder dans son propre abîme, à trop le sonder, elle y coule à pic et rien dès lors ne la sauvera du passage à l’acte.
C’est indubitablement remué, accablé par un sentiment d’oppression que l’on ressort de cette lecture. Et avec trop de questions qui, tout à coup, s’accumulent dans notre tête. En tout premier lieu, bien sûr, la question (très mauricienne) de l’identité, ou plus exactement de la fragilité identitaire.
Pour un coup d’essai, Timol nous gratifie ici d’un coup de maître. Car il a su à merveille allier la vigueur et le lyrisme poétique du style à la force des thèmes, à la vraisemblance du mode d’expression choisi et à la subtilité de l’analyse psychologique. Son personnage, du coup, s’enrichit d’une densité singulière, redoutable. Je verrais bien, pour ma part, une telle œuvre adaptée, plus tard, au théâtre.
Patricia Laranco