Il existe peu de roman en poche aux éditions de l’Olivier. Quand j’ai aperçu L’Homme dé sur l’étagère je me suis demandé ce qu’était ce format, et cette maquette que je n’avais vu encore nulle part… L’Homme dé est immédiatement rentré dans ma bibliothèque « à lire » coincée dans un coin de mon cerveau, et je l’ai laissé prendre la poussière une année. Une année avant de me dire « bon, je vais visiter New York City (!) donc faut que je me trouve des livres qui se passent dans la grande pomme ! ». Oui moi quand je vais à un endroit maintenant j’essaye d’emporter des livres du coin (je vous dirais ce que je trouve si un jour je dois aller dans la Creuse, ça sera pas facile ni joyeux.).M’en passant par Montréal, j’ai donc emporté un roman de Michel Tremblay (The auteur québécois) La grosse femme d’à côté est enceinte, puis j’ai fourré l’Analyste de Caleb Carr dans mon sac, et enfin : L’Homme dé. J’ai été contente parce que je l’ai lu au retour du voyage, et je pouvais reconnaître les coins dont parlait l’auteur, Madison Street, Upper East Side, j’étais toute contente… il m’en faut peu parfois. Bref, je n’avais jamais entendu parler de L’Homme dé jusqu’à ce que je le décoince de sa place sacralisée dans la bibliothèque assoupie de ma librairie, soigneusement conservé par mes prédécesseurs, je me doutais qu’il s’agissait d’un roman d’une certaine envergure, qu’il fallait avoir lu. Au moins. L’histoire complètement absurde et farfelue me disait bien, vous aurez remarqué que j’aime bien le désordre, la folie, l’humour et les personnages tordus dans les romans, alors celui-là avait tout pour me convaincre, puisqu’il est tordu au possible. Sorti dans les années 70, il a fait polémique après avoir été relayé dans tous les campus des States, lu par la crème des anti-conformistes, devenu culte pour une génération.
Car l’histoire met en scène un psychanalyste, Luke Rhinehart, à qui tout sourit. Marié, deux enfants, il a acquit en trente ans une grande notoriété dans le monde médical, le respect de ses collègues et semble mener une vie en tout point parfaite. Mais Luke s’ennui.
A mourir.
Alors un soir, après une partie de poker particulièrement déprimante avec son cercle d’amis, il décide sur un coup de tête de jouer ses prochaines décisions au dé. Choisissant une action pour chaque face (1 : aller se coucher / 2 : coucher avec sa femme/ 3 : coucher avec la femme de son meilleur ami…etc.), il dé-cide de laisser tomber tout libre arbitre pour accomplir ce que le Dé lui dira de faire. Prenant goût à cette nouvelle initiative, Luke découvre le plaisir de laisser quelqu’un d’autre - ou quelque chose d’autre - choisir ce qu’il va faire. Plus le temps passe et plus Luke introduit des dé-cisions absurdes, extrêmes et contre toute morale dans les choix que proposent le Dé. Sa dé-viance va enfin lui permettre de mener une vie hors norme, sans ennui, et de découvrir de tas de nouvelles choses qu’il n’avait pas imaginé. Initiant petit à petit ses patients, ses amis et sa famille à sa nouvelle thérapie (la religion du Dé !) qu’il pense salvatrice du monde actuel, Luke va s’enfoncer dans une situation pour le moins incroyable, aux abords de la légalité et de plus en plus dangereuse…
George Powers Cockcoft, qui a l'air aussi fou que son livre
Vous remarquerez que Luke Rhinehart est aussi le nom de l’auteur du livre. D’ailleurs le roman commence par une explication de la démarche de Luke, qui compte livrer une autobiographie depuis le jour où il a découvert le Dé. Mais il ne s’agit en fait de la plume de George Powers Cockcroft, qui s’inspire de certains aspects de sa vie pour faire vivre Luke Rhinehart, puisqu’il était professeur d’université avec un diplôme en psychologie et à réellement imaginé vivre selon le culte du Dé, mais sans aller aussi loin que son personnage.
Parce que mes amis, ce livre n’est pas pour les âmes sensibles, bien que raconté avec un humour corrosif et mettant des situations d’une succulente absurdité, L’Homme dé contient sa part de scènes extrêmes, puisque chaque disciple du Dé - comme aime à les appeler Luke - laisse une part de sa personnalité la plus perverse, même si elle est loin de prédominer ses pulsions de bonté et ses véritables envies, s’exprimer dans son entière satisfaction. De quoi laisser à chaque homme et femme faire ressortir le pire en lui, moralement, sexuellement, pour en arriver aux pires extrémités. Le psychanalyste qu’est Luke Rhinhart imagine donc libérer les personnes névrosées ou déprimées du carcan de la société qui leur impose une façon d’être, et ainsi leur permettre d’être pleinement heureux et de profiter de la vie en faisant tout ce qu’un jour ils ont pu imaginer faire mais sans oser le faire, de peur du ridicule, de peur du rejet, par un conditionnement de leur éducation.
Ça laisse quand même place à de nombreuses scènes cocasses, où les personnages se mettent dans des situations clairement embarrassantes mais acceptent sans se poser de question, sans stress et même parfois avec plaisir de se soumettre au grotesque de la décision qu’a choisit le Dé. Après tout, même si le Dé tombe sur une des décisions dont ils avaient le moins envie, elle leur est quand même passée par la tête, et ils doivent donc la vivre entièrement.
Le problème de cette nouvelle thérapie, qui deviendra par la suite un culte dont Rhinehart est le grand maître, c’est qu’elle n’a aucune limite. Elle pousse les gens à des actes parfois monstrueux, faisant ressortir le pire, la violence qui est en chacun, le potentiel meurtrier ou criminel qui nous habite. Parce que Rhinehart pense qu’il est bon d’explorer et de se laisser aller à chaque aspect de soi, quitte à détruire la vie des gens qui l’entoure, et celles d’innocents.
En lisant ce livre, j’étais tout à tour amusée, terrifié, dégoûtée, éberluée, par tout ce à quoi un simple dé a mener tout ce petit monde à faire. C’est en soi une bonne réflexion sur la notion de moralité dans notre société actuelle, sur les libertés qu’on a perdu, les pulsions et les envies de chacun qui sont réprimées par un certain code de conduite de notre civilisation actuelles. Mais aussi une réflexion sur les extrémités auxquelles peut arriver un être humain s’il se dépouille de sa personnalité et quitte son libre arbitre pour donner toute liberté aux plus infimes pulsions les plus noires qui peuvent parfois s’immiscer dans nos esprits. Il suffit d’une dispute pour que l’on ressente une envie de meurtre, et que la décision de « tuer son interlocuteur » devienne l’une des faces du dé, avec potentiellement « s’excuser » sur une autre face. Le hasard et les probabilités font que certains actes irrémédiables sont commis dans le livre, et c’est ce qui va mener Luke à sa perte, l’enfonçant de plus en plus dans la dépravation qu’il assimile au Dé.
Je me suis demandé à un moment s’il pouvait vraiment sortir quelque chose de bon de cette invention farfelue, je pense que tout le monde se posera la question en lisant le livre. Peut-on abandonner ses états d’âme, ses hésitations, le stress de faire un choix, au Hasard ? Clairement, j’aime le libre arbitre, et j’aime trop prendre mes décisions, qui me rendent heureuses, en prenant compte de mon entourage. Il suffit de savoir faire la part des choses, de laisser parfois place à l’audace, et de savoir quand il faut s’arrêter ( mon avis ;) ).
Bref, c’est un roman qui m’a fait beaucoup cogiter, qui m’a remué, et que je conseille à tous, au moins pour l’humour du docteur Rhinehart, cinglant, noir, qui vous fera forcément rire, car tout le livre, même dans les moments d’extrême violence, est écrit sur ce ton humoristique, laissant une certaine légèreté planer dans l’histoire… sinon ça serait insoutenable !