Les jardins statuaires, de Jacques Abeille
Par Guixxx
@zeaphra
Certains auteurs peuvent attendre des décennies avant de
recevoir leur consécration. Certains lecteurs peuvent attendre des décennies
avant de rencontrer un auteur. Certains éditeurs tombent à pic.
Après plusieurs années à voir un nouvel éditeur nommé Attila
projeter sur le marché du livre des œuvres que l’on peut quasiment qualifier d’œuvres
d’art, je me suis enfin décidée à en lire un !
Attila a ainsi remit au goût du jour quelques auteurs dont les manuscrits
avaient été planqué sous un tapis, et que l’on piétinait allègrement en
oubliant qu'on piétinait sur de l’or.
Parmi ces parutions se trouve l’œuvre de Jacques Abeille. Né
en 1942, peintre surréaliste, écrivain, un véritable artiste du pays bordelais,
Jacques Abeille a été traîné depuis les années 80 de maisons d’édition en
maisons d’édition, passant par Flammarion, Deleatur, Ginkgo, Zulma, L’Ombre ou
Joelle Losfeld, il a finit par donner son manuscrit à Attila, maison crée par
de jeunes éditeurs qui dépoussièrent les œuvres d’art, une maison d’édition qui
monte qui monte, le tout grâce à un flair du tonnerre et des goûts sûrs, ainsi
qu’à des maquettes de livres-objets absolument sublimes. Pour ça d’ailleurs
Jacques Abeille s’est associé au dessinateur Schuiten (Les cités obscures, Casterman), leurs deux univers
délirants s’accordant parfaitement pour remettre au goût du jour les étonnants
Jardins statuaires.
C’est ce dont je vais enfiiiiiiiiiin vous parler.
Enfiiiiiiiiiiiin, parce que, quand même, le livre est paru chez Attila en 2010,
et après avoir vu moult de mes comparses libraires me dire « Pu**** c’est
extraordinaire ce livre, vraiment incroyable », l’orner de COUP DE CŒUR comme
un sapin de Noël et idolâtrer Jacques Abeille, je me suis dit : bon bah
Guixxx, qu’est-ce que t’attend ?
Car notre cher Jacquou vient de sortir en poche, pour la
première fois en plus de 25 ans il me semble. Les jardins statuaires ont
finalement atterrit chez Gallimard, et le service de presse entre mes mains.
Alors, bon, rassemblons nos moutons, de quoi est-ce que ça
parle, ces jardins statuaires, et est-ce vraiment si bien qu’on le dit ?
J’en parlais avec une de mes amies, l’une des seules qui m’a
dit « écoute, franchement j’ai essayé, mais au bout de trente pages il m’est
tombé des mains ». Ce qui n’aide pas en général, mais il est bon d’avoir
des avis opposé pour se faire sa propre opinion.
Il faut dire que l’histoire des Jardins Statuaires avait
tout pour me plaire. Ambiance un brin médiévale, aventure guerrière, atmosphère
mystérieuse aux abords du fantastique, léger souffle de fantasy.
L’histoire est contée par un voyageur qui se
retrouve dans un pays (inconnu) aux mœurs plutôt étranges. Il s’installe dans
un hôtel au sud du pays tenu par un propriétaire bougon, et fait la rencontre d’un
homme qui dit pouvoir lui faire visiter le coin. Les voilà partis au sein du
premier domaine des jardins statuaires, fondements même de l’organisation du
pays, où tout homme devient un jardinier qui jardine… des statues.
Elles
poussent dans la terre, s’élèvent et prennent forme d’elles-mêmes. Nul besoin
de les sculpter, juste de les aider à prendre vie, ôter les membres difformes
et les excroissances qui la défigurent, puis une fois la statue finie, ils l’exportent
en pays étranger, là où sculptures antiques de guerre ou de vierges décorent
palais et châteaux. Le voyageur est fasciné par ce pays de jardins statuaires,
tout lui semble fabuleux, trouve là un mode de vie quasiment idyllique, presque
utopique, bien que curieux et exotique.
Mais l’amertume de l’hôtelier, les questions de
plus en plus nombreuses qui semblent embarrasser son guide alors qu’il s’entretient
avec lui pour écrire un livre sur le sujet, et certaines attitude des jardiniers lui font comprendre que des fissures
profondes se cachent sous l’apparente façade de bonheur qu’affiche le pays.
Poussant plus loin les limites de son investigation, le voyageur va se
retrouver dans une aventure bien plus mouvementée qu’il ne l’avait pensé dans
un pays en apparence si calme et tranquille…
Calme et tranquille sont bien les mots pour qualifier les 100
premières pages du roman. La première partie est une longue description du pays
et de ses habitants. Le voyageur va de domaine en domaine dans le pays, relève
les différences entre les différents jardins, les particularités des statues,
et le récit ne compte en effet aucun rebondissement notable. Il s’agit là d’une
trèèèèèès longue mise en place, ce qui a certainement rebutée mon amie, et je
le comprends. Je me suis fait violence pour continuer après les 50 premières pages.
Et ce qui m’a poussé c’est ces phrases de mes collègues qui tournoyaient dans
ma tête « c’est un livre génial », « vraiment fabuleux », « incroyable ».
Mouais, bon, je ne pouvais juste pas nier que ce long début est porté par une
écriture fine et fluide, une langue très recherchée, car Jacques Abeille à une
écriture bien à lui, une belle écriture pleine de poésie et de longues phrases
bien tournées qu’il est rare de trouver dans la littérature française actuelle. Les jardins statuaires est un roman à ne pas mettre entre les mains de lecteurs frileux, car il s'agit malgré tout d'une littérature pointue, et il faut être un lecteur aguerri, avec une véritable envie de se frayer un chemin dans le récit pour arriver à se plonger enfin dedans. Et même certains très bons lecteurs n'arrivent pas à ce point, par exemple le découragement est facile pour un libraire qui a une pile de trente livre à lire et qui n'a pas envie de perdre son temps. Mais une fois dedans les amis...
Soudain, l’histoire prend un tour différent, et devient plus dure,
plus sombre, et là où le roman semblait avoir la complexité et la noirceur des
allées roses et cotonneuses de Disneyland, on découvre enfin que cette contrée
étrange cache sa part de problèmes, et que certains pans du pays tombent en
ruines, sont délaissés, envahis, exclus ou oubliés. Et là déboule le chef-d’œuvre.
Il était là, au bord des cent premières pages, il attendait patiemment pour se dévoiler.
C’était jusqu’à présent une mise en bouche, un amuse-gueule avant le plat
principal, et quel délice !
Collaboration de Schuiter et Abeille
sur l'univers des jardins statuaires
Car comme je le disais plus tôt, la voix de Jacques Abeille est
vraiment désaltérante. Elle roule, glisse, limpide, et nous emporte dans son monde, nous fait rêver
de cet univers véritablement enchanteur, à la limite du conte ou de la fable.
Je me rends compte que je lui lance des tonnes de fleurs à coup d’adjectifs
bien placés, mais ce n’est que justice après tout, on se doit de reconnaître
une certaine forme de génie quand on en croise une. Et c’est ce que j’aime dans
les romans fantastiques comme celui-ci – bien qu’au fond il soit inclassable et
que la qualification soit erronée – c’est cette imagination poussée à son
extrême, ces univers qui sortent d’un esprit fantasmé, un exercice
que je suis incapable de faire, mon esprit étant trop terre à terre, mon
imagination trop peu fertile pour pousser l’histoire aussi loin.
Jacques Abeille a crée un nouvel univers, et c’était une
expérience magnifique à lire. Et pour ça, je l’admire.