Giovanni Ozzola, EstTrani, 2012
Vous tentez d'échapper à la canicule dans la fraîcheur relative d'un palais de la vieille ville de Bari, et, au moment de commencer à monter l'escalier, la rumeur de la mer vous saisit, sur votre droite : la mer, ici, en pleine ville, via Verrone ? Au fond d'un couloir, la mer des Pouilles, bleue, étincelante, aperçue depuis l'intérieur d'un entrepôt ou d'un garage; puis le rideau de fer redescend lentement en grinçant, laissant filtrer un peu de lumière avant de faire l'obscurité, puis de recommencer, se relevant à nouveau pour dévoiler l'horizon marin. C'est une vidéo de Giovanni Ozzola et nous sommes dans la galerie Doppelgaenger, créée il y a trois mois dans ce Palazzo Verrone par deux amateurs d'art locaux, Antonella Spano et Michele Spinelli (exposition jusqu'au 20 septembre). Ozzola dont je connaissais plutôt la lumière obscure, nuageuse, nocturne, onirique, souterraine, est ici passé à un registre plus éblouissant, que l'oeil peine à fixer longtemps; puis la nuit revient, puis le jour encore, cycle accéléré, frustration apaisée, angoisse apprivoisée, vous restez là longtemps.
Giovanni Ozzola, 3000 b.c.e - 2000 - Il cammino verso se stessi, 2012
À l'étage, un immense mur sombre, assemblage de 98 plaques d'ardoise noire, comme celles qui recouvrent encore les toits auvergnats, et, sur elles, des traits gravés, des lignes. Ce que votre oeil discerne d'abord, ce sont les vides, les réserves, les soustractions, les zones vierges (ou presque) d'entailles, ce que vous reconnaissez d'abord, c'est la forme de l'Afrique, puis les côtes brésiliennes, puis la découpe de l'Asie du Sud. Les traits ici tracés sont les routes des explorateurs, marins pour la plupart (quelques-uns au Sahara et aux pôles), qui, depuis la Renaissance, sont partis à la découverte du monde, armés de cartes sommaires pleines de terrae incognitae peuplées de monstres et de sauvages, Colomb et
Giovanni Ozzola, Verrazzano, 1526-1528, 2012, 40x57cm
Vasco de Gama, Magellan et Verazzano (beaucoup d'Italiens, bien sûr, peut-être même certains partis d'ici même). Les traits disent les départs de Lisbonne, Cadix et Londres, se concentrent aux points de passage obligés, Cap Horn et Bonne Espérance, montrent les errances désordonnées dans le Pot au Noir ou les détours pour éviter l'anticyclone ou la Mer des Sargasses, et, parfois, les routes interrompues, lignes suspendues en plein océan, annoncent un naufrage, une mort en mer. Ce trait dans la roche, primitif, immémorial depuis la préhistoire, qui se joue des irrégularités de l'ardoise, fait resurgir à nos yeux toute une 'géographie émotionnelle', un désir de savoir mêlé de peur, une représentation du monde nostalgique et rêveuse, un élan vers une curiosité ancestrale, un chemin vers soi-même comme dit le titre de l'installation. D'autres ardoises détaillent les voyages de tel ou tel navigateur, ses
Jannis Kounellis, Bari, titre inconnu
obstinations, ses pérégrinations : ci-dessus ceux du découvreur de New York, Giovanni da Verrazzano, interrompus, en bas, par sa mort aux Antilles ou au Brésil, dévoré par des cannibales, et la surface de l'ardoise est légèrement ondulé, comme les vagues sur l'océan. Il faudra revenir à Bari (où, pas loin, sur une place, un Kounellis semble abandonné, inconnu de tous).
Daniela Corbascio, Sud/(i)ario, 2008
Un peu plus loin, toujours sous le même soleil écrasant, dans la ville natale de l'artiste, le musée Pino Pascali à Polignano al Mare, mais ses oeuvres ne sont pas montrées actuellement, le musée étant consacré à une exposition de 65 artistes des Pouilles (jusqu'au 26 août), nécessairement très inégale. Mais j'ai été frappé, dès l'entrée, par cette grande installation murale de Daniela Corbascio : des vêtements blancs, brodés, ornés de dentelle et de rubans, un trousseau de jeune fille pure. Les coutures entre ces pièces blanches sont des points rouges, tubes de néon à la lumière violente, comme pour dire le sang, la virginité sacrifiée sur l'autel matrimonial, la violence conjugale ou clanique; et leur reflet au sol, que nous foulons, semble nous faire entrer dans cette tragédie, et dans cette résistance des femmes du Sud. Cette pièce élégante et tragique a pour titre Sud/(i)ario : sudario, c'est le suaire...
Francesco Schiavulli, Il tresposo di Claudio Mirel, 2012
Une autre pièce marquante de cette exposition témoigne d'une performance le soir de l'inauguration, en présence de tous les notables locaux, où Francesco Schiavulli installa en haut d'une chaise d'acier géante un immigré roumain sans papier, Claudio Mirel : le contraste entre l'objet minimaliste, laissé ensuite dans la galerie, et la présence humaine vivante, clandestine, inquiète comme un oiseau sur un perchoir (et son incongruité lors du vernissage semble plus forte que dans un théâtre comme à Venise). Citons encore les dessins déformés par des lentilles de Jolanda Spagno, les ardoises cabalistiques de Gaetano Fanelli, l'installation au laser rouge d'Ada Costa et le lumineux parcours d'Origène de Giulio De Mitri.
Sophia nel Paese della Meraviglia, Parcorso filosofico, Corigliano d'Otranto, 2012
Toujours plus au sud, à Corigliano d'Otranto, un parcours philosophique dans le vieux bourg, Sophie au Pays des Merveilles, et, à Galatina, haut lieu du tarentisme, la galerie Art and Ars et une exposition des trompe-l'oeil vidéos de Raffaele Fiorella (également présent à Polignano).
Et sinon, le soleil...
Photos 1 & 3 courtoisie galerie Doppelgaenger; photo 6 courtoisie du Museo Pino Pascali; photos 4 & 5 de l'auteur; photo 2 D.R. Kounellis étant représenté par l'ADAGP, la photo de son oeuvre sera ôtée du blog au bout d'un mois.