Ecoute bien, mon garçon.
Quand on est enfant, on demande où va la route, et les parents donnent le nom du village d'après, ce qui ne suffit pas, car ce qu'on voudrait savoir, c'est où elle s'arrête. On ne peut pas imaginer qu'il n'y a pas un endroit où elle prenne fin, qu'on ne peut pas en voir le bout. On essaie d'imaginer le bout de la route. Pas les multiples cours de ferme où elle stagne et reflue, pas l'alpage où les bêtes attendent, non, l'endroit où on la perd, quelque chose peut-être de comparable au delta d'un fleuve, où elle redevient terre.
Quand on est enfant on croit que la route a un début et une fin, on pense qu'on peut la quitter, en sortir. Il doit bien y avoir au bout du monde un bout du monde où la route va, et qu'elle n'aille pas plus loin, et qu'on se tienne au bord comme au bord d'un plongeoir, ou sur la rive d'un cours d'eau d'une main encore accroché aux herbes avant de s'élancer. On rêve à l'endroit où mènent les routes, toutes les routes. Mais elles sont en réalité exactement telles qu'on les dessine enfant, elles vont toutes à un endroit différent, elles sont précises et redoutables comme les serres d'un oiseau de proie, chaque griffe pique un village sur la colline coloriée en vert tendre. On n'en voit pas la fin. C'est toujours le début.
Mon père disait que c'est la roulotte qui fait la route, que dans son village de Normandie, la voie par laquelle papa Chok était arrivé n'existait pas avant qu'il arrive. Il disait que la route était venue le chercher. Moi je suis né sur la route, autant dire nulle part, et quand mon père est mort j'ai compris que c'était moi, le bout de la route, là où les chemins mènent.
Lucile Bordes, Je suis la marquise de Carabas (Liana Levi, 2012)
image: Le Marionnetiste (gadagne.musees.lyon.fr)