El Greco (Domènikos Théotokópoulos, dit ; Candie, Crète, 1541-Tolède, 1614),
Le Christ serrant la croix, c.1602
Huile sur toile, 108,2 x 87 cm, Madrid, Musée du Prado
(image en très haute définition ici)
On ne peut pas dire que les célébrations du 400e anniversaire de la mort de Tomás Luis de Victoria auront beaucoup monopolisé l’attention en 2011 et suscité une avalanche de nouveautés côté disques, en dehors d’une vaste anthologie de dix CD dirigée par Michael Noone (Archiv). Aussi étonnant que ceci puisse paraître, Philippe Herreweghe, pourtant fin connaisseur de la polyphonie de la seconde moitié du XVIe siècle, ainsi qu’en attestent ses Lassus, n’avait jamais consacré d’enregistrement au musicien espagnol. Il l’aborde aujourd’hui pour son propre label, Phi, en choisissant assez logiquement de livrer sa vision de sa partition la plus célèbre.
L’Officium Defunctorum, dernière œuvre publiée du vivant de Victoria, est également celle qui a suscité le plus
d’intérêt auprès des interprètes hier comme aujourd’hui, singulièrement des britanniques, puisque l’on tient généralement les versions des Tallis Scholars de Peter Phillips (Gimmel, 1987, à
réserver prioritairement aux adeptes de l’esthétique maîtrisée mais assez froide de cet ensemble) et du Gabrieli Consort de Paul McCreesh (Archiv, 1994, nettement plus frémissante et
convaincante, à mon goût, que sa prédécessrice) pour les grandes références dans ce domaine. Sans doute faut-il voir dans cette faveur particulière une conséquence du caractère somme toute très
personnel d’une partition qui constitue une « méditation sur ma mort future » pour reprendre le titre d’une poignante pièce de Froberger, mais aussi, comme nombre de celles d’un
compositeur qui se consacra exclusivement à la musique sacrée, un acte de foi, non seulement au sens spirituel de ce mot, mais aussi en ce qu’il représente un véritable témoignage de fidélité.
Le succès de l’Officium Defunctorum mais aussi de l’Officium Hebdomadæ Sanctæ (Office de la Semaine
Sainte), publié à Rome en 1585, a quelque peu faussé l’image de la production de Victoria, à laquelle on attache volontiers l’idée de pénitence et les lueurs crépusculaires de la
Renaissance finissante ; si cette dimension n’est bien sûr pas absente, comme le montrent, entre autres, la lectio (leçon) Tædet animam meam, normalement interprétée lors
des Matines de Ténèbres, ou le poignant motet Versa est in luctum, tous deux placés par le compositeur après la mise en musique de la messe de Requiem proprement dite, les
contemporains percevaient sa production comme dégageant une sensation de lumière et d’équilibre,
Les motets offerts en complément de programme offrent une autre facette, peut-être un rien plus soucieuse de ses effets, de l’art de Victoria. Ils se signalent, comme le reste de sa production, par une attention minutieuse portée aux mots du texte, mais avec un traitement plus libre où passent parfois des souvenirs profanes (Vadam et circuibo civitatem) et où la recherche d’expressivité est plus clairement perceptible que dans les messes.
La lecture que livre Philippe Herreweghe (photographie ci-dessous) de l’Officium Defunctorum est singulière, car elle
s’inscrit en marge de celles qui mettent l’accent, d’ailleurs non sans raison, sur le caractère sombrement dramatique de l’œuvre. À la tête d’un Collegium Vocale Gent dont chacun des pupitres
rivalise de beauté et fait montre d’une fluidité et d’une cohésion proprement stupéfiantes, le chef a choisi de placer son interprétation sous le signe d’un profond sentiment d’apaisement et
d’une luminosité diffuse et enveloppante qui regardent déjà, par-delà les affres de la mort qui passent ici comme des ombres plutôt que comme des visions de cauchemar, vers la consolation
qu’apporte la certitude de la Résurrection. Jamais, peut-être, l’œuvre de Victoria n’aura semblé aussi proche de l’univers de Palestrina, ce qui est très loin d’être un contresens, jamais elle
n’aura semblé s’inscrire aussi nettement dans l’arbre généalogique de ces autres Requiem exempts d’effroi que sont, entre autres, ceux de Schütz, de Brahms ou de Fauré, que dans cette version
qui, en misant sur une extrême sobriété des effets et sur une dimension contemplative plutôt que théâtrale tout en refusant la moindre concession à toute velléité de couleur locale, dénote une
nette volonté de placer l’Officium Defunctorum hors des contingences temporelles.
Je conseille donc à tout amateur de musique de la Renaissance d’aller écouter ce disque Victoria qui, s’il ne le convainc pas complètement, lui ouvrira des pistes de réflexion passionnantes, défendues avec une conviction et un sens de la finition tout à fait admirables. Souhaitons que Philippe Herreweghe, qui nous offrira cet automne un nouveau volume de ces cantates de J.S. Bach dont il est un infatigable serviteur, ne limite pas à ce seul disque son exploration de la production d’un compositeur sur lequel il a sans nul doute encore des choses à nous apprendre.
Collegium Vocale Gent
Philippe Herreweghe, direction
1 CD [durée totale : 59’40”] Phi LPH 005. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Officium Defunctorum, Missa pro defunctis, Offertorium
2. Officium Defunctorum, Motectum, Versa est in luctum
3. Domine, non sum dignus, motet à 4
Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Tomas Luis de Victoria : Officium Defunctorum | Tomás Luis de Victoria par Philippe HerrewegheIllustrations complémentaires :
Juan Pantoja de la Cruz (Valladolid, 1553-Madrid, 1608), Portrait de l’impératrice Marie d’Autriche, c.1600. Huile sur toile, Madrid, Couvent royal des Clarisses déchaussées
La photographie de Philippe Herreweghe est de Michiel Hendryckx, tirée du site Internet du Collegium Vocale Gent.
Suggestion d’écoute complémentaire :
Souvent présenté, à raison, comme l’autre grand œuvre de Victoria, son Officium Hebdomadæ Sanctæ (Office de la Semaine Sainte) a été publié à Rome en 1585. Ce recueil de 37 pièces permet au compositeur d’offrir une éblouissante démonstration de sa capacité à épouser tous les styles de son temps, de l’homophonie la plus sobre à la polyphonie la plus ciselée. Le texte dramatique des Lamentations, en particulier, lui donne la possibilité de donner libre cours à son talent d’illustrateur des affects, en usant d’effets jamais gratuits car mis au service d’une ferveur à chaque instant palpable. Les deux ensembles espagnols réunis sur ces trois disques enregistrés en direct lors de l’édition 2004 de la Semaine de musique religieuse de Cuenca livrent de cette magnifique musique une lecture constamment habitée et orante, offrant à cette œuvre une intégrale de référence impressionnante.
La Colombina
Josep Cabré, direction
Schola Antiqua
Juan Carlos Asensio, direction
3 CD Glossa GCD 922002. Incontournable Passée des arts. Indisponible : à trouver d’occasion ou à écouter et télécharger ci-dessous :