Liu Zhenyun, Cell Phone, A Novel, Portland, Merwin Asia, 2011, 249 p. (première édition en chinois, 2003)
Le roman s'intitule Cell Phone (手机) car son personnage principal est la téléphonie portable. Il s'articule, au delà des intrigues amoureuses et conjugales, en trois idées principales.
- Le téléphone portable est un miroir grossissant des changements sociaux intervenant en Chine dans les années 2000.
- Le téléphone portable joue un rôle diabolique dans les realations interpersonnelles les plus intimes.
- Les gens parlent trop, tout le temps, sans réfléchir.
En quelques années, le téléphone portables s'est emparé de la Chine ; ce roman montre le changment social qu'il a engagé ou, plutôt, accéléré et dont il illustre et surdétermine les caractéristiques (individualisme, immédiateté). Dans le roman se laisse esquisser l'évolution moderne de la Chine, celle des campagnes et des villes, fameuse "contradiction principale", chère à la Révolution culturelle.
Le héro du roman est présentateur d'un talk show télévisé dont tout le monde parle, "Straight talk". Est-il genre culturel plus exemplaire du bavardage ? Sans illusion, le présentateur sait qu'il n'est qu'un "acteur" exprimant ce qu'un autre a pensé, écrit : "Tu es Confucius, moi je suis un acteur" déclare-t-il, à son collaborateur. Lucidité qu'ont peu de présentateurs !
L'auteur évoque la dimension sociale des émissions populaires, touchant le très grand public, les masses : "Votre bouche n'est pas seulement à vous, elle appartient à toutes les Chinois", dit-on au présentateur : définition du porte-parole, allusion aussi, sans doute, quelque peu biaisée et ironique, à ce qui fut la "ligne de masse" dans la politique maoiste...
Liu Zhenyun (刘震云) stigmatise l'étrange et irrépressible besoin de parler des habitants de la société chinoise moderne ("ça parle" dit-l'un (Freud), "das Gerede" (le bavardage), dit l'autre (Heidegger) : parler pour tout dire et ne rien dire. Belle expression, à prendre littéralement : vies encombrées de ce que l'on ne cesse de taire (tacitus), que l'on retient, refoule. Hypocrisie, censure implacable et explosive du socialement correct. Vies muettes à propos de l'essentiel, bavardes quant au secondaire : la téléphonie portable les bouscule, car, avec elle, si les paroles volent, elles ne s'envolent plus et restent : répondeurs, textes, photos, traces menacent les petits secrets des vies autrefois privées.
Cette irruption de la téléphonie, perçue comme sale, diabolique, dans la vie de générations qui n'y sont pas entraînées est sans doute vécue différemment par les générations nées récemment, générations pour lesquelles le téléphone portable est un élément courant, banalisé de la vie quotidienne.
"Pourquoi nos vies sont-elles de plus en plus compliquées ? Parce que nous sommes de plus en plus habiles avec les mots". Habileté, légéreté à laquelle le téléphone contribue en évacuant rituels et distance. Il y a du Confucius ("J'aimerais mieux ne pas avoir à parler (...) Est-ce que le ciel - 天 - parle ?") ou du ZhuangZi (Tchouang Tseu, 住子) dans cette philosophie.
Difficile dans une traduction de juger de la subtilité du style, des allusions, d'imaginer tout ce que des Chinois perçoivent, comprennent, ressentent en lisant ce roman. Des annotations pointant des allusions, des références historiques ou politiques seraient utiles.
Adapté au cinéma par Feng Xiaogang dès 2003, puis au théâtre.