Ecoutons, mieux, voyons Kimia, danser la dipanda, quelque part dans un bar de Poto-Poto:
Sur la piste, chacun dansait seul, pour son plaisir. Un cavalier, ou une cavalière, que je ne connaissais pas, faisait des contorsions devant moi, je lui répondais par des trémoussements inédits. Il abandonnait la partir. Le fonctionnaire au stylo Parker a voulu s'exhiber devant moi. Il a été happé par la foule des danseurs, a disparu et un autre s'est présenté. Parce que le cha-cha-cha se danse sans se toucher, certains s'imaginent qu'il s'agit d'une farandole innocente. Grave erreur! L'observateur attentif décèle dans la chorégraphie du cha-cha-cha un dialogue malicieux. Le cavalier et la cavalière se défient par des pas et des figures inédits. C'est une danse de dribbles et de feintes. Un peu comme le football. Et puis, danser seul, ou seule, ne dure que le temps de la mise en train. Vient le moment où, suivant je ne sais quel tropisme, comme répondant aux consignes d'un meneur de jeu invisible, des couples se forment.
Page 22, éditions Gallimard
Kimia est une enfant de Poto-Poto, je l'ai déjà dit. Collégienne, puis élève au Lycée Savorgnan de Brazza, elle est liée d’amitié jusqu’au sang à Pélagie, une fille de Bacongo. Toutes deux, élèves studieuses sont fascinées par Franceschini, un professeur de français passionné et passionnant. L’enseignement chez ce blanc atypique ne se résume pas à finir un programme mais à former de véritables esprits indépendants et susciter des vocations.
Si Franceschini est un professeur aux méthodes pédagogiques singulières, il intrigue aussi quand on le retrouve dans la nuit africaine de Potal, chantant les classiques de la rumba congolaise avec la maîtrise d’un mwana mboka (enfant du pays). Qui est-il ? Un blanc manioc? Peut-il être lui aussi un enfant de Poto-Poto ? Si oui, quelle est son histoire ?
Les années passent, le Congo évolue ou régresse, les étudiantes prennent différentes directions, Pélagie pour la France, Kimia pour les Etats-Unis et Franceschini est expulsé depuis belle lurette.
Henri Lopès propose un développement sur plusieurs années de cette relation à trois avec d’étranges rebondissements, le tout étant narré à la première personne par la voix féminine de Kimia. Ce n’est pas la première fois que le grand romancier congolais se prête avec maestria à cet exercice périlleux d’envisager la narration par la voix d’une femme. Dans « Sur L’autre rive », le procédé est particulièrement réussi.Dans « Une enfant de Poto-Poto », le texte met un peu plus mal à l’aise, non pas par le procédé toujours aussi maîtrisé du discours féminin, mais par le fait que l'on peut ressentir un relent de machisme que le romancier congolais semble faire accepter aux femmes qui s'expriment par l'entremise de sa plume. Il traite assez bien de cette polygamie larvée chère à l'Afrique centrale où les choses ne sont jamais officiellement dites mais très officieusement vécues. La domination, le charisme de Franceschini écrase toute vélléité d'émancipation pour Kimia, même quand cette dernière, loin des terres africaines, en Amérique du nord et en Europe, ou pourtant elle reçoit la reconnaissance de ses pairs pour son travail universitaire ou pour son oeuvre littéraire. Plus j'avance dans ce commentaire, plus je ressens l'oppression de libertin et son égocentrisme. Etrange.Ce roman est une nouvelle exploration de la question du métissage, thème cher à Henri Lopes, même si ce n'est pas le sujet dominant. C’est aussi une analyse du pygmalisme, permettez-moi l'expression s'il vous plait, et des ressorts assez complexes d’une amitié évoluant dans les eaux troubles de la manipulation, de la jalousie, de la passion et de la haine, avec une focalisation étonnante sur le pédagogue vénéré. Est-ce encore de l'amitié? Franceschini mérite-t-il cette dévotion? Ce texte, par la manière dont il aborde le sujet de la femme et de son rapport à l'homme, quelque soit le niveau de qualification de cette femme, renvoie à d'autres textes comme Une si longue lettre de Mariama Bâ. Sauf, qu'il offre moins de perspectives intéressantes. De mon point de vue. Je fais une fixation sur cet aspect, mais je tiens à souligner également, les réflexions que Kimia - écrivaine - offre sur la littérature.
Pour le reste, Henri Lopes demeure un formidable prosateur. Je vous laisse sur cette analyse de Kimia :
Les étrangers s'étonnaient de notre insouciance. Les malheureux n'avaient pas au compris qu'au Congo si on danse pour courtiser, pour célébrer la lune, la moisson, le nouveau-né, le mariage, on danse aussi pour exprimer sa tristesse. On danse pour prier. On danse pour pleurer ses morts. On danse pour se recréer, on danse pour dire sa mélancolie. Selon la manière dont on remue sa ceinture, la rumba exprime la joie ou le chagrin.
Page 103, éditions Gallimard
Bonne lecture,
Henri Lopes, Une enfant de Poto-Poto
Editions Gallimard, Continents noirs
1ère parution en 2012, 265 pagesVoir également les chroniques de Liss dans la vallée des livres, Lecturissime, Blackmap, Jeune Afrique ou d'Anthony Mangeon sur Cultures Sud
Ecoutez Henri Lopes parler de ce roman dans Entre les lignes