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".../...Bon, et maintenant comment les trouver ces poèmes prévus forcément pour vous? ça serait comme trouver l'aiguille dans la botte de foin, non? C'est relativement facile. A quelques conditions. Je vous explique. Premièrement il faut deux poils d'effort, un poil de paresse et une grosse tignasse de patience; Désolé pour l'effort mais comme disait ma grand-mère qui mettait la confiture sur l'étagère du haut: on n'a rien sans effort. Cependant vu le vertige que je vous promets, ça ne devrait pas être insurmontable. Il faut donc que vous vous mettiez en chemin, que vous entriez dans la jungle des livres et que vous avanciez au hasard, pas à pas, rien ne presse, pardi!
Le truc c'est de se promener sur les terres du poème comme on traverse un paysage. Et vous savez que ce n'est pas toujours sur les chemins balisés et les sites à pancartes trois étoiles qu'on fait les plus belles découvertes. alors faites votre propre sentier, cherchez derrière les buissons, soulevez les pierres, perdez-vous, prenez des raccourcis si ça vous chante. C'est là qu'il faut cultiver sa paresse: il faut savoir flâner, bader, trainer les pieds, s'asseoir à tout bout de champ, s'arrêter au drôle de petit détail et si d'un coup la pente devient trop forte, faites un détour. Pourquoi non? vous n'avez de compte à rendre à personne, pas de formulaire à respecter, pas de questionnaire à remplir après usage, pas de professeur bà satisfaire ou d'ami à épater. Soyez seulement patients. Revendiquez la lenteur: dans notre monde à toute vapeur c'est un droit délicieux dont on nous a privés. profitez-en, en poésie ce sont les lents qui gagnent. Là encore c'est comme pour le paysage: traverser une colline en TGV, pour la connaître et l'aimer, donc la comprendre c'est pas fameux...
.../...à quoi on reconnaît le poème? Et bien non pas à telle ou telle forme mais au fait que ça bouge dans la langue. Quand la langue vous dépayse comme si vous entendiez votre propre langue comme une langue étrangère, que ça sonne neuf, bizarre aux yeux et à l'oreille. Bref si vous vous dites: "c'est bien ma langue, mais je n'ai jamais vu ma langue dans cet état", probable que vous êtes en face d'un poème. C'est que dans la poésie la langue est émue, remuée de l'intérieur, et quand on est ému, on ne parle plus pareil: la voix, le rythme changent .../... Que dites-vous? La musique des mots alors? Oui, si la musique en question ce n'est pas seulement Mozart mais aussi le jazz le rock, le tam-tam et la kora, le volet qui claque et la porte qui grince. et de toute façon, réduire la poésie à la musique c'est comme réduire la mer au bruit des vagues; C'est que, voyez-vous , mes amis, il y a autant de sortes de poèmes que d'espèces animales sur la planète. Sous le même nom de poésie vous trouverez le Haïkaï japonais, ce curieux papillon à trois ailes qui en vous effleurant à peine peut vous mettre cul par-dessus tête, ou la légende des siècles, beau monstre à mille bouches qu'il faut une vie entière pour connaître de la queue à la corne! Le poème ce n'est pas la fable ou la comptine, le sonnet ou l'élégie, c'est cela et mille autres choses, parce que la poésie est une invention perpétuelle de formes neuves, inattendues, imprévues. c'est cet imprévu que le lecteur de poésie recherche et espère- voici donc un sésame: on ne peut aimer la poésie que si on aime être étonné, dérangé, déconcerté.
Allons bon, qu'est ce qu'il y a encore? Ah oui, c'est vrai. Pour marcher tranquille sur les terres du poème, il reste deux épines à retirer du pied. donc: comment lire et comment comprendre? Sachez que la lecture d'un poème ne ressemble à aucune autre. c'est plus fort que nous! nous avons la méchante habitude de lire un poème comme un récit ou un article de journal. On commence en haut à gauche et on finit en bas à droite, on suit le fil logique des faits ou des idées et à la fin, on sait qu'on a réussi sa lecture parce qu'on se sait capable d'énoncer ces faits et ces idées. Reçu cinq sur cinq, on met dans la besace et on passe à autre chose. Pour les textes que nous lisons tous les jours, ça marche parfaitement et même pour les plus compliqués, quitte à relire deux ou trois fois; oui mais pas pour la poésie; ça serait comme de vouloir nager avec un parapluie et des bottes; Le parapluie et les bottes ce n'est pas idiot mais ce n'est pas étudié pour; Lire un poème ce n'est pas chercher les deux ou trois sens que l'auteur a voulu y mettre, mais ceux-ci et les autres. Ce que le poète a dit sans vouloir le dire, ce que vous voulez dire, et ce qui veut se dire en vous, malgré vous; ça fait beaucoup mais c'est cela traverser un poème: faire se lever une nuées d'oiseaux à chaque pas comme quand on traverse la place Saint-Marc à Venise. Il ne s'agit pas de faire apparaître le bon sens mais tous les sens qui dorment sous les mots. C'est pourquoi le bon poème, le poème pour vous, c'est celui dont la lecture ne semble jamais finie. ça veut dire tellement! Donc,lire le poème ce n'est pas aller d'un point à un autre, c'est vagabonder, deux pas en avant, trois pas en arrière, deux pas sur le côté, c'est tenter tous les chemins, même ceux qui vont en sens contraire, c'est revenir sur ses pas, même, surtout quand on croit avoir compris, c'est demeurer une éternité dans un mot, une image, un vers, si ça vous chante, c'est "rêver autour" comme disait Aragon, ce roi des poètes, c'est l'oublier et le revoir longtemps après avec un nouveau visage, c'est le dire à voix basse, à voix haute, pour soi ou pour les autres, c'est en recopier des bouts, le réécrire de sa main, le réinventer dans son souvenir. Lire le poème c'est l'habiter. en un mot: c'est une affaire de temps. Le poème est comme l'être humain, secret et profond: il faut du temps, beaucoup de temps pour le connaître et bien l'aimer. et c'est cela qui le différencie de la chanson, sa proche cousine. il faut courir après elle, elle passe vite, vous le savez. Le poème, parce qu'il est écrit, vous laisse le temps de lire dans les marges. D'ailleurs, je vais vous dire: bien lire le poème, c'est savoir lire le blanc autour du poème, l'invisible dont il n'est que le seuil.
Finalement, un bon lecteur de poème est un mauvais lecteur: il lit lentement et ne cherche surtout pas à tout comprendre tout de suite, il accepte avec plaisir de ne pas tout comprendre. Voilà c'est le moment, parlons de ça: comment comprendre? La grande vérité, ici c'est que comprendre un poème ce n'est pas l'analyser, armé de dictionnaires et de grammaire, comme ferait un savant à lunettes dans son laboratoire. comprendre c'est aimer. et comment aime-t-on quelqu'un? non pas en se disant, le doigt au menton: cette personne mesure tant, pèse tant, elle a les yeux de telle couleur, donc je l'aime! Pardi, on aile quelqu'un sans trop savoir pourquoi, c'est tout un ensemble: en raison de sa silhouette, de sa manière de marcher, du timbre de sa vois, de ses mystères- surtout ses mystères. voilà, comprendre un poème c'est accepter ses mystères, accepter de ne pas tout comprendre, qu'il porte en lui des choses qu'on ne comprendra peut-être jamais. et c'est tant mieux: est-ce qu'on peut aimer quelqu'un qui n' plus de mystères pour nous?
Lire un poème, ce n'est pas l'expliquer. connaître parfaitement les lois de l'aérodynamique et de l'équilibre, tout savoir du mécanisme du pédalier, ce n'est pas faire du vélo et ça n'apprend pas à faire du vélo. Ce n'est évidemment pas inutile pour devenir champion cycliste mais on n'a aucun besoin de champion de poésie. De toute façon, est-ce qu'on a besoin qu'il y ait des champions cyclistes pour être soi-même heureux sur un vélo...
comprendre un poème ce n'est pas être capable d'en parler. plus on aime, moins on trouve, le plus souvent les mots pur le dire. L'émotion suffit pour savoir qu'on se comprend. René Char, encore lui, le savait bien qui nous avertissait: "Dans mon pays on ne questionne pas un homme ému."
Mais, je vous l'ai dit, pour comprendre le poème, avoir cette émotion et ce trouble qui prouvent qu'on a compris si peu que ce soit le poème, il faut un effort, lire avec tout son être, intensément: avec son intelligence, son esprit, son coeur, son âme, ses tripes, ses yeux et ses oreilles, avec ses souvenirs et ses espoirs secrets. Bref, il faut un don de soi sans réserve, une concentration inouïe de toutes ses forces: c'est donnant donnant.. Ecoutez ce que dit Yves Bonnefoy (les poètes sont nos meilleurs guides): "Le lecteur de poèmes n'analyse pas, il fait le serment au poète, son complice, de demeurer dans l'intense." Voilà: soyez intenses, quelques minutes, le temps de la lecture d'un poème et vous comprendrez nécessairement, s'il y a quelque chose à comprendre pour vous. Les sens du poème ne sont pas seulement dans le poème mais en vous autant que dans ses mots. il faut converser avec la poésie et dans cette conversation intérieur vous avez tous les droits: ceux de l'amour, de l'antipathie, de la colère, du refus, de l'incompréhension. N'ayez peur ni du contresens ni de l'erreur: où est le gardien chef qui vous dressera un procès-verbal? et au nom de quelle loi? Nul au monde, et surtout pas le plus savant professeur de l'université, ne détient la vérité d'un poème. il n'y a de vérité que celle qui vous importe et qui vous aide à mieux vivre et à mieux vous comprendre. Bien sûr quand on a rencontré les bons poèmes et qu'on est, comme moi, mes amis, un passionné de poésie, on peut bien faire une autre lecture, celle qui, à distance, commente, suppute, analyse, explique, décortique parce que tout ce que fait l'homme engendre sa science. Mais il s'agit d'autre chose et ça ne sert à rein pour comprendre, je le jure. Pourquoi. parce que, comme disait Friedrich Schlegel: "annoter un poème c'est tenir une conférence anatomique sur un rôti."
Allez, maintenant vous pouvez y aller, n'est-ce pas? Lisez, mes amis, lisez, relisez, faites-vous lire des poèmes, sans vous poser de questions- elles viendront bien toutes seuls et la plupart n'auront pas de réponses! Ce n'est pas grave: est-ce que vous n'aimez pas passionnément la vie avec ses mille questions non résolues?
Faites confiance: il y a quelque part, qui n'attend que vous, le poème de Darwich, de Basho, de Whitman, de Villon, de Mandelstam, de Hikmet, de Prigent, de Hafez, de Chedid, de Velter, je ne sais pas, mais je sais que celui-là vous comprendra comme on vous a rarement compris et qu'il vous mènera vers les autres.
Et désormais vous ne pourrez pas plus vous passer de poésie qu'un myope de lunettes."
Jean-Pierre Siméon