L'innovation est le fait d’un comportement risqué pris par un acteur singulier : l’entrepreneur. Dans un contexte d'innovation permanente, le décloisonnement des univers de la science, de l'entreprise et des institutions publiques est devenu un défi majeur de notre temps.
Par Jean-Louis Caccomo.
C’est en grande partie une pure illusion d’optique. La plupart du temps, les innovations, qui ont marqué notre époque moderne et le sort de l’humanité, furent le résultat d’essais, d’erreurs et même d’échecs qu’il a bien fallu rattraper pour sauver les mises considérables en jeu. Il s’en suit toujours une rationalisation ex post d’un événement singulier. Cet événement singulier est lui-même le fait d’un comportement risqué pris par un acteur tout aussi singulier : l’entrepreneur.
On considère généralement, dans les manuels d’économie, qu’il existe deux grands facteurs de production, le capital et le travail. Mais ces facteurs de production n’auront aucune valeur tant qu’ils ne font pas l’objet d’une demande. Ces facteurs n’ont aucune consistance tant qu’ils ne sont pas combinés à l’occasion d’un projet d’entreprise. On doit donc considérer un troisième acteur qui n’est ni le travailleur (qui apporte son travail), ni le capitaliste (qui apporte les capitaux), mais l’entrepreneur qui combine tout cela dans un processus créateur de valeur ajoutée. Ce faisant, l’entrepreneur apporte un projet d’entreprise.
L’entrepreneur n’est donc pas seulement celui qui combine les facteurs, la combinaison en elle-même n’étant que l’aspect technique de l’entreprise. L’entrepreneur est caractérisé par la croyance profonde, et quasi-obsessionnelle, dans une vision. Cette vision suppose un pari : la création d’une nouvelle entreprise. Lorsque Watt dépose le premier brevet de la machine à vapeur, il fait le pari que sa machine sera l’instrument générique de la première révolution industrielle. Lorsqu’Edison dépose le brevet de l’ampoule électrique, il fait le pari que les foyers, les rues et les usines seront un jour éclairés à l’électricité. Lorsque Ford décide de produire les automobiles à la chaîne, il fait le pari que ses employés viendront un jour en automobile à l’usine. Plus proche de nous, Bill Gates a su convaincre ses premiers collaborateurs en leur promettant un avenir dans lequel chacun de nous serait équipé d’un micro-ordinateur.
De ce point de vue, l’entrepreneur est un parieur. C’est un acteur caractérisé par une psychologie de « joueur ». À chaque fois, le visionnaire dérange quand il n’est pas simplement pris pour un original un peu fantaisiste. Car comment justifier une telle vision et une telle foi en sa réalisation ? À chaque fois qu’il se tournera vers des partenaires financiers ou des représentants de l’autorité publique, on lui répondra que la société n’est pas prête aux changements qu’il pronostique. D’ailleurs, les décideurs publics ainsi que les circuits financiers traditionnels – qui n’ont pas vocation à risquer l’épargne que leurs clients leur confient – restent le plus souvent hermétiques aux sollicitations de ces créateurs incompris. Il est vrai qu’il y a parmi ces visionnaires nombres de charlatans dont l’histoire ne retiendra pas le nom car leurs innovations avortées resteront de pures lubies.
C’est pourquoi chaque révolution technologique nourrit ainsi sa bulle spéculative dont le destin est d’éclater à grand fracas pour éliminer tous les charlatans qui ont cru pouvoir gagner facilement de l’argent en surfant sur la nouvelle vague technologique. On ne sait jamais par avance quel avenir est en train de s’écrire dans le présent. Pourtant, certains, parmi ces visionnaires enthousiastes, le façonnent déjà. L’entrepreneur visionnaire a beaucoup à perdre s’il se trompe. Mais parfois, il n’a justement plus rien à perdre ce qui l’oblige à parvenir à son résultat quoiqu’il en coûte de sa réputation ou de son prestige. Par contre, et c’est la contrepartie de sa prise de risque, il devient rapidement riche si sa vision se confirme dans les faits. Ainsi fonctionne l’économie : ce n’est ni un équilibre mécanique, ni une évolution planifiée. L’économie obéit à un processus incessant d’évolution résultant de la décision d’acteurs singuliers prêts à parier beaucoup sur une vision de l’avenir.
Le pari de l’innovation ne concerne pas uniquement les secteurs très pointus de la haute technologie ou le domaine privilégié de l’information. Il s’inscrit dans la nature même de toutes activités économiques. Une activité économique est une activité de création de richesses, donc une activité de création. L’innovation, parce qu’elle crée des nouvelles connaissances qui s’additionnent aux connaissances existantes, est par essence une activité économique comme l’activité de création de richesses est par essence une activité d’innovation. La technologie est le vecteur de l’innovation et intervient comme un outil de mise en œuvre du changement ; elle ne peut être ni la finalité, ni le ressort lui-même de l’innovation. Dans une économie ouverte à la compétition, dans laquelle la consommation de « quantité » basée sur l’équipement des ménages a laissé la place à une consommation de « qualité » basée sur le renouvellement périodique de leurs standards de consommation, l’innovation est donc au cœur des préoccupations et des stratégies des entreprises.
Pour les industriels, l’innovation est moins un enjeu académique qu’une nécessité pour survivre sur des marchés évolutifs et ouverts. Innover, c’est transformer une idée en produit qui trouve une demande sur le marché. C’est dire si l’innovation est au carrefour de multiples univers : l’univers de la science et des technique qui fabrique les idées et nourrit le champ des connaissances ; l’univers de l’entreprise qui permet l’exploitation des connaissances à des fins productives ; l’univers des institutions publiques qui assure la formation, l’éducation et le respect de la propriété intellectuelle. Le décloisonnement de chacun de ces univers est alors devenu un défi majeur de notre temps dans un contexte d’innovations permanentes où les phénomènes de réseaux viennent mettre en cause les constructions trop pyramidales. La compétition technologique invite à multiplier les interactions entre universités et entreprises, à favoriser l’émergence de passerelles entre le monde de la science et le monde des affaires. La compétition se vit aussi paradoxalement dans la coopération.
L’entreprise est sans cesse remise en cause dans son fonctionnement car la tentation du cloisonnement y est forte à l’intérieur même de ses propres structures. La compétition technologique invite ici aussi à multiplier les interactions au sein même de son organisation, entre le département technique et le service commercial, ou entre le service financier et les laboratoires de recherche internes. L’entreprise ne doit pas perdre de vue que le véritable pouvoir économique n’est détenu in fine ni par les actionnaires, ni par les managers mais par le consommateur. Le consommateur détient un pouvoir que l’on appelle le « pouvoir d’achat ». Dans une économie concurrentielle, c’est toujours le consommateur qui a le pouvoir de décider d’acheter ou non tel produit. C’est lui qui sanctionnera la valeur économique de tel ou tel produit, quel que soit son coût intrinsèque de production. C’est donc bien lui qu’il s’agit de convaincre, et des actionnaires judicieusement informés suivront.
Le roi du chocolat - ou de l’acier, ou de l’auto, ou de quelque autre industrie d’aujourd’hui - dépend de l’industrie où il travaille et de la clientèle qu’il fournit. Ce ‘roi’ doit rester en faveur auprès de ses sujets, les consommateurs ; il perd sa ‘royauté’ dès qu’il n’est plus en mesure d’assurer à ses clients de meilleurs services, et de les fournir à moindre coût que les autres industriels avec lesquels il est en concurrence. (Von Mises - 1933)
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