Arrivé à la pointe extrême de l'Islande, le 21 juin, jour du solstice d'été, Pythéas voit le Soleil descendre, effleurer l'horizon dans la direction du Nord, puis s'élever à nouveau, comme le rapporte le texte cité plus haut de l'astronome Geminos. C'est le fameux Soleil de minuit, phénomène que l'on ne peut observer qu'aux latitudes supérieures à 66°33' dans l'hémisphère nord et au-delà de -66°33' dans l'hémisphère sud. Évidemment, les phénomènes célestes que décrivit Pythéas suscitèrent le plus vif intérêt comme l'incrédulité parmi les lecteurs méditerranéens de l'époque. (par exemple le soleil de minuit recoupe le fameux mythe du Phénix renaissant de ces cendres).
Pour les siècles à venir, la découverte de Pythéas fera débat chez les géographes et les commentateurs : comment localiser Thule sur une carte ? S'agit-il de l'Islande ? Des iles Féroé ou de la Scandinavie ? Le navigateur a-t-il vu ce qu'il raconte ou compilé des témoignages ? L'émergence de la représentation de Thulé, étroitement liée à celle d'un lieu placé à une latitude élevée et doté du soleil de minuit, contribua sans aucun doute à discréditer à l'inverse la découverte du Massaliote aux yeux de géographes seulement théoriciens à l'instar de Strabon. Pour une part et en ce sens, Thulé prit donc place sans le vouloir dans le débat inauguré fortement par les sophistes grecs et Platon : quel crédit accorder au Mythe, connaissance vraisemblable par oui dire ou affabulation illusoire et mensongère mais propre à susciter le pouvoir d'enchantement ?
« Laissons-nous donc aller un instant à imaginer ce qui a pu se passer. Depuis Lewis, au nord de l'Ecosse ou, plus probablement, depuis les Orcades. Pythéas a pu prendre un navire local pour se rendre sur l'île la plus au nord des Shetland, afin d'y mesurer, ou plutôt d'y estimer, la hauteur du Soleil au moment du solstice - estimer étant un terme plus approprié aux mesures approximatives (« moins de trois coudées ») qu'il rapporta. Sur Hermaness Hill peut-être, au point le plus septentrional de l'île d'Unst, il aurait alors pensé à son prodigieux voyage depuis le port de Massalia, où la hauteur maximale du Soleil est de plus de dix coudées, jusqu'à cette terre où elle ne dépassait pas trois coudées. Il avait en fait voyagé à travers 18" de latitude et pénétré plus au nord qu'aucun Méditerranéen avant lui. Et pourtant, il ne pouvait s'empêcher de penser aux histoires qu'on lui avait racontées à propos de cette fameuse île, située encore plus au nord, en pleine mer, là où le soleil se couche et où la mer gèle. Malgré tous ses voyages héroïques, il n'avait donc pas encore atteint les limites du cosmos… Pouvait-il, après être venu de si loin et avoir affronté tant de dangers, repartir sans voir les prodiges célestes des limites du monde alors que seulement six jours l'en séparaient ? Certainement pas…
C'est peut-être là que Pythéas trouva des hommes prêts à le conduire au bout de son voyage : une communauté comme celle-ci devait en effet être habituée à l'océan. Certes, ils cultivaient la terre, mais, sans les ressources que leur offrait la mer, leur vie aurait été bien misérable. Les couches archéologiques de Clickhimin ont révélé quantité d'os de baleine, et même si une partie provient sans doute de l'échouement de ces animaux sur les plages, il est à peu près certain que la pêche à la baleine fut l'une des activités de cette région, comme devaient l'être également des pêches en haute mer telles que celle de la morue. Nous ne savons rien des bateaux de cette communauté, mais l'absence de bois de qualité sur les îles Shetland, très exposées aux intempéries, laisse à penser que les habitants fabriquaient leur bateau à partir de légères structures en bois qu'ils recouvraient de peaux. On a d'ailleurs retrouvé, dans les couches archéologiques, de nombreux piquets et racloirs nécessaires au travail des peaux.
Cette façon de voyager sur l'Atlantique Nord peut sembler extrêmement dangereuse, et pourtant, il y a bien longtemps que, de l'autre côté de l'océan, les Inuits construisent des bateaux de peaux, des oumiaks, pour affronter l'océan. Ces vaisseaux, de dix à quinze mètres de long, peuvent supporter des charges supérieures à deux tonnes et prendre entre dix et trente personnes à leur bord. Pourtant, ils sont tellement légers que deux hommes suffisent à les porter. En ce qui concerne leurs performances, les oumiaks, avec leurs bords élevés et leur fond plat, profitent de toutes les brises, même des plus légères et, tant que leurs jointures sont bien graissées, ils prennent très peu l'eau. Ils sont également si maniables et résistants qu'au xixi siècle les baleiniers américains du nord-ouest de l'Alaska les préférèrent aux baleinières en bois. Pour revenir à notre histoire, nous pouvons dire que, forts d'une tradition de construction de bateau vieille de trois mille ans, les Shetlanders possédaient toutes les compétences nécessaires pour construire des embarcations assez robustes pour aller jusqu'en Islande. » Barry Cunliffe, Marie-Geneviève l'Her, Pythéas le grec découvre l'Europe du Nord.
Il est à noter que plusieurs éléments du récit de Pythéas, ceux qui concernent l'environnement de l'ile et rapporté par certains commentateurs ont fortement contribué à la fortune future de Thulé, d'une part en entrainant jusqu'au XVIIIème un débat sur une localisation possible de l'ile sur une carte, et d'autres part par leur potentiel imagé, conduit à l'émergence de la figure mythique. Il s'agit, d'une part, d'une mer dite « figée » (mare pigrum et concretum) « dormante »à un jour de navigation de l'ile, d'autre part, d'un « poumon marin », dans lequel on ne pouvait ni cheminer ni naviguer. « A un jour de voyage de Thulé, vers la mer Congelée que certains appellent Cronian, écrit simplement le naturaliste romain Pline. On s'est beaucoup interrogé sur la signification exacte de cette description rendue difficile également par les problèmes de traduction… les familles de mots concernés valant par leur obscurité mais aussi bien que par le pouvoir d'imagination. : ainsi concretum intègre dans son champ d'application l'eau gelée des fleuves, les glaçons et la neige, le sel cristallisé, le lait caillé et l'ambre qui résulte d'une concrétion ; en revanche, l'adjectif piger dans son emploi métaphorique, indique simplement l'absence de mouvement , tandis que l'adjectif gravis également employé signifie, la lourdeur, la pesanteur . La réalité visée par les expressions « mer figée », « mer dormante», «mer lourde», «mer morte» continue donc nous échapper par leur polysémie .S'agit il d'une mer prise par les glaces ou en voie de congélation (dans ce cas Pythéas aurait rencontré la banquise).s'agit il d'une mer rendue difficile par la boue mais alors Pythéas reprendrait simplement la représentation culturelle « codée » de son époque qui voyait l'ensemble des terres habitées entourées d'une mer « bourbeuse » (Platon voit dans cette caractéristique l'endroit même où aurait sombré dans l'Atlantide).On se situe,en tout cas, aux limites de l'univers connu et en face d'une mer rendue infranchissable par diverses causes avancées par les auteurs(absence de vents, algues, vase ou glaces).
« Au terme du parcours de textes, on est tenté de dire que la mer des environs de Thulé est en définitive « la mer des incertitudes », conclut Monique Mund-Dopchie. Qu'elle soit « dormante » ou « figée » ou les deux à la fois, elle ne fournit aucun élément sûr qui permette d'identifier Thulé à une terre connue par ailleurs. »
Strabon nous fournit par ailleurs ce qui fut la description la plus fascinante et la plus sujette à discussion. Citant le compte rendu d'un autre auteur Polybe qui rapporte sans y croire les propos de Pythéas, il écrit : « « ... et ces régions où l'on ne trouve plus ni terre proprement dite ni mer ni air, mais une matière composée de ces divers éléments, qui ressemble fort à un poumon marin, et dans laquelle la terre, la mer et tous les éléments restent en suspension : c'est une espèce de gangue qui tient toutes choses ensemble et sur quoi l'on ne peut ni cheminer ni naviguer. »Et Strabon d'ajouter : « En fait, cette matière semblable à un poumon marin, il(Pythéas) l'aurait vue de ses yeux ; le reste, il n'en parlerait que par oui-dire. »
Le poumon marin a beaucoup donné à réfléchir et à rêver .Comme l'explique Monique Mund-Dopchie, tout récit de voyage se trouve devant la difficulté de faire partager le « lointain » à ses auditeurs ou lecteurs et pour se faire de le ramener au familier et au « déjà connu », d'où l'emploi de métaphores comme celle du « poumon marin » ou de la gangue .Pythéas se serait trouvé confronté à un ensemble géographique, où l'on observait une indifférenciation entre la mer, la terre et l'air, qui semblait se fondre en une seule substance Cette substance restait en suspension et oscillait ; aussi pour mieux rendre compte du phénomène, Pythéas recourt à des images (suivant les codes de l'époque) : la substance composée d'air, de terre et de mer ressemble à une méduse, ou n'importe quel autre zoophyte marin, dont les traits communs sont un corps flasque et mou, ainsi qu'une tendance à se confondre avec les eaux de la mer.. il y ajoute d'autres figures exprimant tout ce qui sert à lier corde, câble, amarre, chaînes une gangue qui serre et enveloppe
A l'instar de la mer figée la métaphore du « poumon marin » a agi puissamment sur les débats des commentateurs : fallait il confondre les deux expressions,poumon et mer figée en pensant tout simplement à une image de la banquise ?Traduisait elle des paysages côtiers de la Baltique ou du Jutland métamorphosés par la brume…..Dans une perspective plus irrealisante, Pytheas nous offrait il il une allégorie des marges de l'existence où les choses ne sont pas ce qu'elles semblent être et où les éléments, la terre, l'eau et l'air, se mêlent les uns aux autres. Selon Barry Cunliffe, il est plus simple de comprendre ce passage comme une tentative pour décrire les situations effrayantes qui peuvent survenir près de l'Arctique quand, parmi les blocs de glace à la dérive, l'océan se solidifie en une lourde masse de glace boueuse sur laquelle un brouillard épais et gelé descend parfois pour se mêler à l'eau visqueuse. En un tel moment, le sentiment de dislocation du temps et de la réalité tangible atteint une telle intensité qu'il peut facilement se transformer en panique. Peut-être les remous paresseux de la « mer figée » lui évoquèrent-ils la respiration de l'océan ou peut-être compara-t-il son mouvement à celui d'une méduse translucide géante (pneumôn) étant le mot utilisé par Platon pour désigner les méduses) et créa-t-il alors une métaphore puissante et particulièrement propre à dépeindre une expérience qui a dû rester gravée dans son esprit .
Et il cite « Pécheur D'islande » de Pierre Loti : « Dehors il faisait jour, éternellement jour. Mais c'était une lumière pâle, pâle, qui ne ressemblait à rien ; elle traînait sur les choses comme des reflets de soleil mort. Autour d'eux, tout de suite commençait un vide immense qui n'était d'aucune couleur, et en dehors des planches de leur navire, tout semblait diaphane, impalpable, chimérique…
L'œil saisissait à peine ce qui devait être la mer: et puis, plus rien ; cela n'avait ni horizon ni contours».
Cette explication se rapproche de celle de l'explorateur polaire Paul Emile Victor : "il s'agissait sans aucun doute, de la limite du pack (banquise), le brash-ice où la brume épaisse enveloppe souvent le mélange de glaçons et d'eau vitreuse travaillé par la houle."
Pythéas ,au travers des métaphores aurait pu aussi présenter une vision cosmologique et philosophique ,celle que discutait les philosophes ioniens en rationalisant le mythe .La gangue serait l'océan enserrant la terre dont les marées seraient la respiration, le poumon , et il serait parvenu au point ou se confondent l'air ,la mer et la terre ,aux limites infranchissables du voyage,comme des connaissance.il n'y aurait plus d'au-delà.. « la description des éléments transcende le plan de la pure réalité phénoménologique dans une tentative de rejoindre une explication abstraite de l'ordre qui régit le cosmos même Stefano Magnani.
« C'est pourquoi je pense, comme beaucoup de chercheurs avant moi, que le « poumon marin » s'ancre dans une réalité inattendue à laquelle Pythéas a été confronté et qui lui a permis de vérifier le bien-fondé du concept de l'apeiron(l'illimité) élaboré par Anaximandre et de prendre conscience de l'impossibilité — à son époque — d'augmenter les connaissances sur l'au-delà de l'œcoumène. le « poumon marin » s'est vraisemblablement manifesté au moment où les marins marseillais s'engageaient dans le grand Nord, bien avant leur arrivée à Thulé pour autant qu'ils s'y soient personnellement rendus. Quel est dès lors cet élément commun à l'ensemble des mers et des côtes septentrionales qui a été décrit comme un conglomérat de toutes choses et qui s'observe en deçà du cercle arctique ? Pour ma part, la description et la métaphore attribuées à Pythéas me font irrésistiblement songer à un brouillard opaque, présent du reste dans plusieurs textes consacrés à l'océan Septentrional : dans les mers froides (y compris la Manche et la mer du Nord), il arrive fréquemment qu'en l'absence de vent et dans certaines conditions de température, des nappes de brume s'élèvent de la surface de l'eau pour envahir la côte et le ciel, couvrant toute chose d'un manteau ouaté, blanc ou gris: à ce moment, on ne peut plus distinguer la mer de la côte et du ciel, on perd le sens de l'orientation et on a par conséquent l'impression de plonger dans cet indifférencié, qui chez les Anciens, caractérisait les temps primordiaux. Si on ajoute à cela que la brume marque dans beaucoup de mythes le passage entre le monde visible et le monde invisible, entre la terre des vivants et le royaume des morts, on pourrait considérer que Pythéas a poursuivi en la circonstance la démarche inaugurée par les philosophes d'Ionie: il a rendu compte de la réalité (un brouillard épais et persistant) en substituant à l'interprétation mythique (la limite séparant le monde d'ici et l'Autre Monde) - sans pour autant la renier — la rationalité de la pensée scientifique . Monique Mund-Dopchie.op.cité.
En même temps que s'affirmait sa place de choix dans les débats des géographes, Thulé en particulier, par les métaphores de son environnement, devait beaucoup stimuler l'imaginaire des poètes grecs et latins, qui la transformèrent en une terre merveilleuse: «Dans cette Thulé, lorsque le soleil est sur le Cancer, le jour, dit-on, est continu, sans nuits. En outre, beaucoup de merveilles (miracula) sont rapportées à propos de cette île », écrit un commentateur de Virgile. Les Anciens ont profité du vide pour créer de la littérature et ils ont ainsi forgé une autre tradition parallèle au débat scientifique de la localisation lequel devait culminer en traversant Moyen Age et Renaissance, au siècle des Lumières. Cette autre tradition devait devenir prédominante à partir de la Ballade de Goethe et du Romantisme, voire de l'occultisme du XIXème à notre époque : les affirmations des géographes furent amplifiées par l'imagination créatrice des hommes de lettres, tandis que les lacunes du dossier étaient investies par le mythe. Sans trop se soucier des débats scientifiques, aidés par la pauvreté des sources et des descriptions, l'orthographe du nom n'étant pas même fixée(les auteurs ou les copistes des manuscrits hésitèrent longtemps entre Thule et Thyle ou encore du type Tyle) , ils ne retiendront que le nom comme figure des confins ,l'indétermination permettant la condensation d'un monde de fantasmes,de nostalgies de l'origine ou d'utopies politiques. (toujours présents de nos jours dans la tradition occultiste comme en témoignent nombre de sites internet consacrés à Thule et qui ne font qu'accumuler des textes sur les textes anciens, tenus comme Révélation d'une vérité criptée). A partir de l'ULTIMA THULE dont on ne retient donc que le statut de « bout du monde », sans trop se soucier de le situer sur une carte ils vont fonder toute une tradition mythique et poétique pour la culture à venir. « Plus tard viendront, avec les années, des temps où l'Océan dénouera les liens qui enferment les choses, où une terre immense s'ouvrira, où Téthys révélera des nouveaux mondes et où Thulé ne sera plus la dernière des terres » écrit Sénèque dans Médée .L'intérêt de cette citation est que le philosophe « progressiste » y décrit à la fois ce qui limite encore les connaissances et les lois tout en exprimant son rêve de voir augmenter le pouvoir de la civilisation et de l'empereur romain .Il y définit à la fois le sens d'une terre des confins et le désir qu'elle suscite. L'anthropologie a montré toute la force symbolique de l'opposition centre/périphérie déterminante dans la représentation mythique de la terre : car elle se fonde sur la perception contrastée d'un centre connu, vécu au quotidien, et d'un lointain inaccessible et légendaire, dans lequel on projette ses attentes et ses peurs, ses rêves et ses cauchemars. On mesure donc sans peine tout le parti que l'île de Thulé pouvait tirer, au plan de l'imaginaire, de son statut de dernière terre habitée, d'île océane du Septentrion et du voisinage d'un «poumon marin » apparenté à l'indifférenciation originelle.
« Lorsqu'on soumet les textes antiques à une lecture anthropologique, on peut en effet y mettre en évidence les deux structures de l'altérité qui permettent à l'ethnocentrisme de fonctionner. La première, à savoir le processus d'inversion, est extrêmement simple et répandue : l'autre est le contraire de soi. Les exemples de cette structure binaire chez les Anciens sont nombreux, à commencer par la célèbre opposition Grecs/barbares. La seconde, dite «des cercles concentriques », apparaît un peu plus élaborée: elle pose que l'étrangeté augmente au fur et à mesure qu'on s'éloigne du centre, pour culminer à la périphérie. Cette structure est également attestée chez les Anciens, notamment dans un texte exemplaire d'Hérodote, signalant la perception différenciée que les Perses avaient de la diversité des peuples :
Quel que soit le schéma adopté, la périphérie abrite donc le « radicalement autre», dont la vision varie en fonction du regard que les habitant du centre portent sur eux-mêmes et en fonction du critère qu'ils adoptent pour établir leur jugement. Si le regard sur soi est positif, l'approche de 1a périphérie devient presque inévitablement négative en raison de manques dont le catalogue est régulièrement dressé. Ainsi, la nature des terre ultimes était totalement dépourvue d'atouts et d'attraits aux yeux de Strabon, du fait des températures extrêmes qui y régnaient; en outre, elle empêchait les habitants des confins de devenir civilisés en leur imposant la condition de nomade …Si le regard sur soi est négatif chez les habitants du centre, la périphérie est considérée positivement…Dans certains cas, la périphérie est même surévaluée en vertu d'une nostalgie d'un passé révolu et d'une promotion de l'état de nature, dont le centre est définitivement sorti.. Monique Mund-Dopchie op.cité
Les mythes projetteront cette logique ambivalente sur les terres des confins : la nature de celles-ci est le plus souvent belle et bienveillante, fournissant spontanément aux habitants les vivres dont ceux-ci ont besoin et leur épargnant un travail pénible : appartiennent à cet univers radieux dans la mythologie grecque ,l'île de Calypso, l'Atlantide , l'île ou les îles des Bienheureux, le pays des Hespérides et celui des Hyperboréens.(le mythe de Thulé finira par se confondre avec certains). Cependant on rencontre également aux marges de la terre des contrées beaucoup moins plaisantes : pays lugubre des Cimmériens ou Enfer océanique de L'Odyssée,. De même, les habitants des confins se répartissent en divinités plus ou moins positives, appartenant aux générations antérieures au règne de Zeus,(responsables du Chaos) en défunts heureux et en groupes humains qui vivent dans des conditions idylliques, tels les Hyperboréens et les Ethiopiens ; mais on y trouve aussi des humains hors norme, tels les « Pygmées », et des monstres redoutables, sinon malfaisants : Gorgones, Géryon, dragons défendant les pommes d'or des Hespérides,griffons de Scythie etc. Cette ambivalence de la nature et des habitants de la périphérie correspond, en fait, à l'ambivalence des temps primordiaux et à celle de l'Océan.
Celui-ci en effet a bien un aspect double ; il rassure et épouvante à la fois : des héros se purifient et se fortifient dans ses eaux, les terres avoisinantes bénéficient grâce à lui d'une végétation luxuriante mais inversement son infinitude est redoutable. En outre, l'Océan est lui-même une entité primordiale, selon plusieurs cosmogonies. Toute eau «symbolise par sa fluidité ce qui est sans consistance, sans contour défini, sans forme propre et signifie une indétermination radicale». (on retrouve ici le poumon marin). les eaux océaniques rappellent donc par leur masse confuse et désordonnée l'indifférenciation initiale du chaos .il y a un donc une structure imaginaire du Nord, un mythe nordique des origines.Des peuples heureux , comme les hyperboréens mènent une existence paradisiaque, choyés par la nature. d'autre part l'extrême mort abriterait des griffons, gardiens monstrueux de l'or d'Apollon dieu du nord contre les voyageurs trop cupides .
Rappelons nous la mer Cronienne qu'aurait rencontré Pytheas ! terme onirique de par sa polysémie ;il pourrait dériver du mot celtique croinn-mer gelée ou du substantif irlandais cron –l'enfer, l'abime, comme du norvégien hronn la baleine .le terme connut toute une fortune mythique,repris plus tard par Plutarque donnant aux Argonautes de Jason un nouveau parcours (inspiré par les textes concernant Pytheas): l'archipel Ogygie(comme par hasard à cinq jours de la grande Bretagne). Quand on pénétrait plus avant dans une mer appelée « mer cronienne », on rencontrait trois îles, dont une habitée par Chronos, le père de Zeus, auteur encore du chaos primordial qui y vivait comme dans une prison dorée ; cette dernière île se caractérisait par son crépuscule perpétuel en été, le soleil ne disparaissant sous l'horizon que pendant moins d'une heure, et constituait un lieu privilégié de recueillement et d'étude pour des pèlerins épris de savoir et désireux d'acquérir des connaissances en astronomie, en géométrie et en philosophie. Au-delà de ces îles se trouvait enfin, toujours selon le récit de Plutarque, un grand continent ce continent ne pouvait être atteint qu'à la rame, tant les eaux avoisinantes étaient rendues fangeuses par les alluvions qui y étaient déposés par des fleuves c'est pourquoi la mer à cet endroit avait pu être dite « figée ».
Thulé va retrouver ainsi la mythologie indo-européenne du Septentrion : les Hyperboréens grecs rejoignent les Uttarakuru indiens(qui occupent le sommet du mont meru ,l'axe du monde) et aux Tuatha Dé Dannan celtes.(« gens de la déesse Dana »,peuple mythique de l'Irlande, devenu peut être les Elfes de Tolkien)) . Les îles du Nord, dont proviennent les Tuatha Dé Dannan, deviennent une contrée se concentrent la science et la magie, le druidisme, la sagesse et l'art.. « Dès lors, selon ce schéma établi par le mythe, les confins, quels que soient les occupants des lieux, constituent des enclaves privilégiées où l'âge d'or s'est maintenu avec ses séductions et ses éléments terrifiants, à une nuance près, qui est essentielle : à l'âge d'or dans le temps succède désormais un âge d'or dans l'espace, que l'on espère découvrir au terme d'une longue quête, aujourd'hui ou demain, voire après la mort. » Monique Mund-Dopchie.
« Pôle mythique, à mieux dire mystique. Les trois grandes religions révélées sont nées dans les déserts chauds du Moyen-Orient : le Sinaï, Jérusalem et La Mecque. Aux hautes latitudes, dans les déserts glacés, il est une autre transcendance : le froid minéral, le vide infini, le cosmos étoile en cette nef ouverte sur l'univers, au faîte de la Terre. Elle vous aspire vers l'absolu et l'indicible. Le logos peu à peu s étouffe et n'est perçu qu'un souffle. C'est l'unité des temps d innocence. De la civilisation du livre, je suis projeté cbez les hommes de l'oralité, dont la langue principale et le geste sont le non-dit.
Je suis normand, cauchois par mon père et d'ascendance écossaise par ma mère. Mais je suis aussi rhénan, étant né à Mayence en Allemagne, le 22 décembre 1922, bercé par les Liecler de Franz Schubert, les chorales de Johann Sébastian Bach et le romantisme de Robert Schumann. La Forêt-Noire a suscité mes premiers songes d enfant. Mais c est au fil de mes lectures des grands tragiques grecs que j'ai découvert qu'il y avait au Nord un au-delà géographique à la dernière terre sinon connue, du moins nommée. La tradition voulait que le Pôle fût siège d une contrée paradisiaque et aussi d une mer libre. Si fort est le pouvoir des légendes que, malgré les évidences géographiques rapportées par des voyageurs — froid, glace, nuit polaire —, l' espace boréal reste, pour les Grecs, lieu de bonheur que nul jusqu'alors n'a entrevu. Borée - selon Homère - est le vent de la génération. Il conduit, entraîne les âmes.
Le dieu du Nord est le plus beau, le plus jeune, le plus mystérieux de la mythologie grecque. Apollon, fils de Zeus et de Léto, est né à Délos, là où enfantent les phoques et les monstres marins, sur des rocs perdus. Ln souvenir du voyage accompli en son enfance dans l'Hyperborée (emporté par les cygnes, oiseaux du Nord qui ne chantent que pour mourir, selon Callimaque, poète d'Alexandrie, au III0 siècle avant J.-G.), ce dieu de la Chasse, dieu du Loup, dieu archer, dieu musicien (il joue de la lyre à la table de Zeus) retourne chaque automne dans le Grand Nord afin de se ressourcer et d'être, au printemps, en mesure d'exercer à Delphes ses grands pouvoirs prophétiques. Il est surtout Alexikakos., le dieu « qui écarte le mal », dieu thaumaturge, médecin, devin. Solaire, Apollon s'oppose aux forces noc-turnes et chtoniennes. Eternellement jeune, toujours nu, imberbe, les cheveux jamais coupés, ayant parfois un nœud retenant sa chevelure derrière la nuque, les traits délicats et les formes efféminées, Apollon est le dieu de l'esprit qui inspire et ordonne la matière ; c'est le maître de l'harmonie du monde. Il apaise et rassemble. Selon Platon, il énonce les lois fondamentales de la République ; il est l'esprit même des lois qui, liant les hommes aux dieux, fondent l'alliance première. « Ce dieu venu du Nord, dit Platon, s'est établi au centre et au nombril de la Terre pour guider le genre humain. » Du Nord, les Hyperborécns lui envoient, chaque année, des messagères, de jeunes vierges, qui, à Délos, lui présentent une offrande. Mais c' est aussi son contraire : hommes et femmes impies dans une autre tradition : celle d'Ezéchiel et de l'Apocalypse. Terres de Gog et de Magog.
Je songe à ces mythes qui m'ont été enseignés alors que j'avais vingt ans. Ils hantent mon esprit cependant que je me dirige vers l'extrême nord, au pays du peuple le plus septentrional de la terre. Thulé (Groenland), à mieux dire Uummannaq (« cœur de phoque ») : je débarque le 23 juillet 1950, me préparant à un hivernage solitaire, pendant 14 mois, parmi les Inughuit. ou Esquimaux polaires. Les printemps et étés 1948 et 1949, j'avais vécu chez les Groenlandais de la baie de Disko, 10° de latitude plus au sud. Leurs récits m'avaient incité à me rendre plus au nord pour retrou ver ce peuple légendaire que mes compagnons d'alors m'évoquaient : « Ce sont nos pères ! » Et me voici allant et venant le long du littoral de la baie de l'Etoile polaire, battue par les eaux glacées. Au large, des icebergs, superbes dans leur dérive nonchalante ».Jean Malaurie.l'APPEL DU NORD
(A SUIVRE)