Depuis que je sais qu’une exposition sur le tapis et la tapisserie du XXe siècle est en cours de préparation au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, je me suis replongé dans la série de publications sur l’art textile que j’ai dirigée et dans laquelle j’ai écrit pendant une dizaine d’années, jusqu’à l’organisation en 1985 d’une exposition nommée « Fibres Arts » au Musée des Arts Décoratifs de Paris et la rédaction d’un ouvrage intitulé « L'Art Textile » pour les Editions Skira.
Voici une porte entrouverte sur le passé, mais qui m’invite à revisiter certains des textes consacrés à des artistes qui mériteraient certainement un regard réactualisé. Lorsqu’on m’a interrogé récemment sur ce qui m’avait le plus intéressé dans ce travail, je n’ai su que dire : « participer à l’ère du doute. » Je ne connaissais rien des langages de l’art avant de faire ce parcours décennal avec des créateurs, sinon très superficiellement et très intuitivement. J’ai bien entendu beaucoup appris et en très peu de temps. Je continue à apprendre aujourd’hui, même si je visite moins d’ateliers et si je n’écris pratiquement plus sur la création plastique.
Ma grande chance a été de faire ce parcours au moment même où les peintres et les sculpteurs se posaient eux-mêmes des questions qu’on dirait aujourd’hui banales. Elles ne l’étaient pas, bien entendu. Et elles ont même permis à ce que les domaines et les disciplines artistiques se mélangent sans conflits car toutes se remettaient en question au même moment. Ceux qui étaient attirés par le textile et les matériaux souples ont ainsi vécu une aventure qui était autant liée à l’invention de nouveaux statuts qu’à une réappropriation qui, ai-je écrit, passait par une interrogation sur les origines et sur l’histoire. « Le textile déborde » constituait un mot d’ordre, plutôt qu’une explication.
Claude Viallat l’exprimait de manière radicale en écrivant : « Nous nous retrouvons aujourd’hui en quête de nos balbutiements, de nos origines. Déconstruisant nos langages, nos techniques, nous les mettons en doute. Le monde se réapprend alors qu’il est appris, se réinterroge, se désinvente par retour sur lui-même. »
Peu d’œuvres de cette époque m’ont accompagné depuis, à la fois par manque de place et du fait d'une trop grande mobilité qui m’a évité de m’installer. Certains sont bien rangés et pourraient dans peu de temps revenir au jour. Un portrait toutefois, réalisé à la fin des années soixante-dix par Elisabeth Krotoff me regarde vieillir et a fini par ressembler à ce que je suis devenu. Il était prémonitoire.
Je suis donc heureux de revenir sur un texte très court de 1980 que j’avais écrit sur ce couple d’artistes, Elisabeth et son compagnon Bernard Fabre qui habitaient au milieu des vignes du Languedoc, aux Embruscalles. Il s’était posé, un peu comme un oiseau noir dans deux pages du magazine DRIADI à l’occasion de la publication d’un thème sur « Poupées, fétiches et épouvantails » où figuraient Michel Nedjar, Francis Marchal et le travail de la Galerie Poisson d’Or.
Quels meilleurs compagnons que des fétiches pour reprendre un chemin ?
« La marionnette a tout à la fois affaire avec Dieu et avec le Diable. Elle joue les intermédiaires entre le visible et l’invisible. Elle est la tête de la divinité faite homme et celle de l’homme devenu porte-parole de la communauté ; guignol des faibles contre les forts.
Quand elle se fait fétiche, elle se transforme en objet de culte, elle devient une référence, subit un transfert qui cristallise une passion, ex-voto ou matérialisation de la « jettatura ».
On peut rêver à une société où chacun aurait le pouvoir de jeter tous les sorts et de les conjurer tous, fabricant ainsi des armes à la fois jumelles et ennemies qui deviennent aussitôt des objets célibataires. La paix devenue par là-même évidente.
C’est un peu à cette invite que font penser les fétiches d’Elisabeth Krotoff et Bernard Fabvre présentés au dernier Salon des Métiers d’Art et de Création. Imagination délirante et railleuse qui convie chacun à personnaliser les heures de la vie, à fabriquer des objets qui rendent heureux.
Mais plus que des références à la célébration de l’instant où ils sont assemblés, ils font penser à la célébration du rebut, du reste, du déchet. En cela, ils nous reprennent. Ils utilisent toutes les propositions d’un catalogue à la Prévert qui se bouclerait sur lui-même, la dernière page redevenant, indéfiniment, la première. Fil, tissu, pince à linge, racines de poireau, chambre à air, satin, boucle, bouton, broche, capsule, insigne, couvercle, barbe de maïs, caoutchouc, ficelle, journal, fil…
La lecture me séduit au premier degré des matériaux. Reflet factice / fétiche du réel. Du dur et du mou, du cru et du cuit, de la déraison et du sourire. Le second degré me captive et m’émeut : fétiche pour éviter de s’étendre sur certains sujets, pour châtier les dénicheurs, pour éviter les raisonnements boiteux, pour lutter contre la menuiserie industrielle…
Lecture enfin au troisième degré en passant du jeu à la métaphysique. Objets du rebut présent, ils plongent sitôt que conçus dans le passé, en dressant l’inventaire archéologique d’une civilisation en train de disparaître. »
Driadi N°12, avril 1980, pages 24-25
Elisabeth vient de m’écrire. Elle s’occupe d’une galerie à Nîmes (Galerie4) et d’un collectif d’artistes. Elle a créé avec d’autres artistes européens un réseau qui porte le nom de KANIBAL'HOPOX.
Je me retrouve à l’aise dans une série de conversations qu’elles mène avec des peintures qui ponctuent les siècles et en particulier avec celle de Ciurlonis intitulée l’autel, ce peintre et musicien lituanien, contemporain de Ravel et Debussy, mort peu de temps avant la seconde guerre mondiale et qui reste trop peu connu dans le reste de l’Europe.
Bernard, me dit-elle « se partage entre sculpture, bouquins, et recherches mythologiques. »
Dialogue avec Ciurlonis