On fait tous un peu la même chose en écrivant nos billets. Pour parler de nos lectures, on rédige plus ou moins laborieusement des avis plus ou moins argumentés. Notre envie première, c’est partager, faire découvrir, échanger. Certains s’en sortent mieux que d’autres. Il y a parfois un ton vraiment particulier, une qualité d’écriture qui sort du lot et qui saute aux yeux. Mais il n’en reste pas moins que la très grande majorité d’entre nous donne dans l’amateurisme le plus complet. Et c’est tant mieux. Il n’empêche, quand un écrivain parle de l’un de ses auteurs préférés, ça a une autre gueule.
Dans le n°15 de la revue Les années (revue à laquelle je participe modestement), Roger Wallet parle de sa découverte de Raymond Carver et de la façon dont ce dernier a influencé de manière majeure son écriture. Je connais très bien Roger. Il a été mon directeur pendant des années. Lorsque son premier roman (Portraits d’automne) est paru et qu’il est passé chez Pivot, ce fut un magnifique souvenir. Depuis, il continue à publier de nombreux recueils de nouvelles chez différents éditeurs. Je garde aussi en mémoire les ateliers d’écriture menés à ses cotés auprès de collégiens en difficulté. De grands moments !
C’est Roger qui m’a parlé de Carver. Je ne connaissais pas du tout. Depuis, j’ai classé cet auteur tout en haut de mon panthéon personnel auprès de Bukowski, Fante, Selby et Michon. Je reproduis ci-dessous (avec son autorisation) l’intégralité du texte rédigé par Roger dans la revue. C’est tout sauf scolaire. Ce n’est pas non plus journalistique ou formaté pour respecter d’éventuelles règles propres au genre. Ça vient du cœur. C’est le genre de billet que je rêve d’écrire. Malheureusement, je ne suis pas au niveau. Je n’espère même pas y arriver un jour. En attendant, je vous souhaite une bonne lecture. Et si vous n’êtes pas convaincu après cela qu’il faut ABSOLUMENT lire Carver, je ne peux plus rien faire pour vous.
« Le jour où j’ai lu mon premier Carver il s’est passé quelque chose d’indicible. On venait de me prendre la main, de me tenir la main à l’entrée du grand bain. Je découvrais mon univers : ce serait des gens simples que j’écrirais, et la vie de tous les jours. Les joies, les peines, pas besoin d’aller dans les excès pour mettre le monde en suspens le temps d’une lecture. La première nouvelle que j’ai lue de lui est la plus belle. Il le dit dans un entretien, c’est celle qu’il préfère. C’est pas grand-chose mais ça fait du bien. Un titre nul, ridicule. Mais une histoire au couteau qui chemine lentement, vous agrippe le cœur, vous le serre, vous le pince, vous le tord, vous l’essore. On en sort lessivé : comment ce type peut-il vous bouleverser à ce point ? Les larmes, ce n’est pas son truc. Il s’arrête toujours au moment où le cœur serre si fort qu’on ouvre la bouche pour prendre une grande inspiration. Des fois, ça serre simplement, ça poigne. Voilà le mot : ses histoires vous pognent, vous poignent. Vous empoignent et vous n’en sortez pas. Ce sont presque toujours des histoires simples. La plus simple : ce type anéanti par un divorce. Il s’arrête quelque part, n’importe où. Là où il a loué pour quelques jours, le gars a fait rentrer du bois, reste à le fendre. C’est lui qui s’y colle, celui qui n’est plus nulle part. Trois jours il cogne, il cogne, il s’abrutit de coups. Le troisième soir il est guéri. Il peut partir. Les critiques ont fait de Carver l’inventeur du minimalisme en écriture. Sans doute pour cette pauvreté des scénarios et des mots. Il ne nomme pas les sentiments, il les met en action, en situation.
Une autre question posée par Carver a ressurgi à l’occasion de la publication de ses œuvres complètes à L’Olivier. En deux mots. Il envoie son premier manuscrit à un éditeur. Il lui trouve de grandes qualités et une voix, une voix neuve. Il accentue délibérément l’âpreté brutale du dénuement des personnages en rognant certaines longueurs. L’Olivier a eu la belle idée de publier la version initiale de Parlez-moi d’amour, celle de Carver, ici titrée Débutants. Belle idée car elle permet de voir le travail de l’éditeur qui est aussi d’accompagner un auteur. La version de l’éditeur est meilleure ! Il y a quelque cruauté à écrire cela mais le regard extérieur qu’il a apporté magnifie l’écriture de Carver.
Il a aussi écrit des poèmes. Beaux. Dans le même style. Je dois beaucoup à Carver. Outre des citations à peine voilées dans deux ou trois de mes textes, il m’a rassuré sur l’écriture : rien à voir avec les succès de librairie, c’est avec soi que ça se joue. Dans ce rapport infiniment complexe entre ce que l’on croit inventer et qui est nous, et ce que le lecteur ingère parce que c’est lui. Carver c’est l’anti-Harrison, pas de personnages flamboyants, pas de nature foisonnante, pas de légende. Carver est urbain, de son temps (il est mort en août 88) et il se dépouille de son écriture. Ce n’est pas non plus l’écrivain des losers comme je l’ai lu. Il n’a aucun de ces snobismes. Il parle de gens comme lui – et il a touché de près certains de ces drames où l’on s’engloutit, comme l’alcool. On habiterait à côté de chez lui, on ne le saurait pas. »
Roger Wallet
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