Du génie de Kepel: la pax economica

Publié le 25 mars 2008 par Anne-Sophie

Le personnage est provocateur. Il est connu et reconnu dans son domaine, et ses propos ne sont jamais très lisses. Cela dit, il y a des bornes à ne pas franchir, et lorsque la provocation devient bêtise et ineptie, il est nécessaire de le souligner. Voilà pourquoi je vous parlerai entre aujourd’hui et demain de Gilles Kepel et d’une solution miracle tout droit sortie d’un “gros cerveau” afin de résoudre les tensions liées au terrorisme au Moyen-Orient…

Préambule

Gilles Kepel est professeur de Sciences-Po et directeur de la Chaire Moyen-Orient Méditerranée. Ses travaux sur le monde arabo-musulman et les mouvances terroristes sont réputés au sein du monde académique, et dans les médias. Et c’est vrai, ses analyses sont remarquables, et l’un de ces derniers livres s’attachait notamment à décrypter AlQaeda “dans le texte” avec brio.

Terreur et Martyre* est le dernier ouvrage de Gilles Kepel: il y dresse le bilan (1) des échecs de la guerre contre la terreur menée par la Maison-Blanche et (2) de ceux du djihad meurtrier prôné par Al-Qaida. Selon lui,

George Bush et ses conseillers néo-conservateurs, d’un côté, Ben Laden, Zawahiri et Al-Qaida, de l’autre, ont porté une vision prométhéenne se réclamant du triomphe de la démocratie ou de la victoire du djihad: elles ont en peu d’années viré l’une comme l’autre à un cauchemar d’apprenti sorcier“.

Jusque là, rien de bien extraordinaire, quiconque suit un peu l’évolution des événements à ce niveau a compris depuis longtemps qu’il s’agissait d’un véritable bourbier.

Dans un entretien avec Frédéric Keller (du journal suisse Le Temps) le 12 mars 2008, Gilles Kepel donne quelques détails sur son ouvrage:

la ‘terreur’, c’est la ‘guerre globale contre le terrorisme international’ que l’administration américaine a voulu mettre en œuvre. Le ‘martyre’, c’est la volonté de Ben Laden, Zawahiri et Al-Qaida d’imposer aux musulmans pour perspective le djihad et le martyre. Ces deux Grands Récits expliquent le monde, le monde de l’après-11septembre. Aujourd’hui, on constate qu’ils ont tous deux failli.”

En gros, la politique américaine est un échec (!) dont personne, notamment chez les candidats Mac Cain ou Obama, ne veut désormais se réclamer. Les manoeuvres des élites terroristes sont aussi un échec et pour GK, tout cela relève d’une crise du leadership mondial, aussi bien militaire que moral et “l’Irak dépend aujourd’hui de la volonté de l’Iran“. Pour comprendre un peu plus le fond de sa pensée, je vous invite à aller faire un tour sur cet article de Nonfiction, et à lire aussi ce billet de Pierre Assouline, un des premiers à avoir parler de Terreur et Martyre.

Du rôle de la Méditerranée

Dans son ouvrage, Kepel plaide pour une Europe forte en méditerranée: “si l’Europe ne prend pas en compte son voisinage, le Moyen-Orient, l’effet de boomerang sera insupportable. C’était une erreur de laisser la main aux États-Unis sur cette région” affirme-t-il. Ce que résume l’article de Non Fiction en disant qu’il s’agit d’un plaidoyer pour l’Europe autant qu’un plaidoyer pour la Méditerranée. “Après le fiasco de la Guerre contre la Terreur et du Jihad armé, il n’existe tout simplement pas d’autre choix que de construire la paix par un développement économique conjoint qui couvre l’espace de la région eurogolfe autour de l’axe méditerranéen“. Certes, c’est une idée et elle est loin d’être mauvaise.

Si peu mauvaise que Pierre Assouline conclut son billet ainsi:

“(…) comment ne pas suivre Kepel lorsque, constatant le fiasco de la guerre de George Bush contre l”Axe du Mal”, la catastrophe irakienne, la renaissance des Talibans en Afghanistan, l’activisme des djihadistes un peu partout dans le monde, les victoires du Hamas à Gaza et du Hezbollah au Liban, il avance qu’aucune solution ne viendra de la guerre. Il ne croit qu’en une pax economica, c’est à dire un développement qui couvre l’espace de la région eurogolfe autour de l’axe méditerranéen. Bien sûr, il n’y a pas que l’économie, la culture aussi… Il n’empêche : pour que cette utopie ait une chance de se réaliser, il faudrait d’abord que le Golfe cesse de regarder essentiellement vers l’Asie, et l’Europe vers l’Atlantique. La renaissance de la Méditerranée est à ce prix. Le défi de civilisation est bien là, loin du “choc” annoncé par Samuel Huntington. Cela ne peut se faire qu’en vertu d’une volonté politique, puissante et concertée. A supposer qu’elle soit encore si décisionnaire dans un monde où l’économie prime sur le reste. A terme, c’est ça ou la terreur et le martyre.”

D’un point de vue économique, il est vrai que les pays du Golfe se tournent beaucoup vers l’Asie, mais il est faux de croire que les pays européens ne sont pas implantés dans cette zone! En 2002, la zone méditerranéenne représentait 2,4% du commerce extérieur global des Etats-Unis, avec une prédominance des exportations de ressources naturelles (notamment le pétrole et ses produits dérivés, 82% du total des exportations). La politique européenne de voisinage est moins avancée car les processus de négociations (entre la signature des accords, leur entrée en vigueur et les effets réels) sont plus longs, mais aussi parce qu’ils sont moins restrictifs en termes de contenu (libéralisation des contenus agricoles et règles d’origine plus souples du côté américain). La politique américaine dans cette région est aussi le fruit d’une politique étrangère globale, alors que l’Union Européenne ne possède qu’une politique étrangère balbutiante.

Quelle solution s’offre donc à l’Europe pour renforcer sa place dans les pays de la zone méditerranéenne?… La suite demain, au prochain épisode!…

*Gilles Kepel, «Terreur et martyre: relever le défi de civilisation», Flammarion, 2008, 365 p

Notes: pour en savoir un peu plus sur Samuel Hutington et le choc des civilisations