Au moment où Londres voyait s’achever les Jeux olympiques, le Festival de Musique de Richelieu refermait sa 6e édition en adressant également, du cœur de la Touraine, un salut à la Fairest Isle. Je vous avais déjà raconté, l’année dernière, la clôture de cette manifestation musicale dont la direction artistique est assumée par son créateur, le pianiste Nicolas Boyer, et Gala Ringger ; elle a su préserver un véritable esprit de découverte et de convivialité pour offrir chaque année, avec un courage qu’il faut d’autant plus saluer qu’il doit composer avec des moyens très réduits, une programmation de qualité où se côtoient répertoires romantique et baroque, avec même quelques échappées plus contemporaines.
Photographie © Daniel Clauzier / Festival de Musique de Richelieu
Le Dôme, un des seuls vestiges du château de Richelieu dont les gravures ne nous restituent qu’une part de ce que devait être l’éblouissante grandeur, accueillait, en cette fin d’après-midi estival, le claveciniste Bertrand Cuiller dont la qualité du travail a déjà été soulignée ici même. Le récital proposé le voyait revenir à l’un de ses répertoires de prédilection, celui des virginalistes anglais du premier quart du XVIIe siècle dont les compositions à l’humeur souvent aventureuse avaient constitué la substance de Pescodd Time, son premier disque accueilli avec un enthousiasme mérité. Sur un très beau clavecin de Philippe Humeau dont la sonorité limpide et raffinée trouvait dans l’acoustique du lieu un endroit idéal pour donner sa pleine mesure, la prestation du musicien a été d’une hauteur de vue et d’une inspiration constantes. Parmi les claviéristes de la jeune génération, Bertrand Cuiller n’a pas son pareil pour insuffler aux pièces de William Byrd, John Bull et Peter Philips une vie incroyable et leur donner une présence physique fascinante. Loin de certaines interprétations étriquées et desséchantes, il parvient à rendre justice, grâce à un toucher d’une grande subtilité au service d’une intelligence naturelle de ce répertoire, à la finesse et à la complexité de leur élaboration contrapuntique tout en laissant toute leur place aux émotions que véhicule la musique. Cette recherche d’équilibre permanent, fruit d’une concentration de tous les instants structurant nettement chaque morceau et d’une souplesse permettant aux phrases de respirer pleinement et aux ornements de se développer aisément sans jamais devenir envahissants, donne aux pièces leur juste poids et leur permet d’exhaler tous leurs parfums, qu’ils soient folâtres comme dans The King’s Hunt de Byrd ou plus sombres comme dans la Pavana dolorosa de Philips. Une des autres grandes réussites de Bertrand Cuiller, dont la manière ne cesse de se bonifier en gagnant en profondeur, en liberté et en éloquence, est de parvenir à concilier avec une aisance admirable la double nature des œuvres inspirées par la danse qui constituent la majeure partie de son florilège, en les jouant à la fois comme les morceaux de musique « pure » qu’ils sont mais sans oublier un instant de leur apporter la pulsation révélant leur nature foncièrement chorégraphique.
Par son caractère à la fois brillant et intime, ce concert en tout point remarquable apportait une nouvelle preuve que la musique de clavecin, qui bien souvent effraie les programmateurs, les éditeurs et demeure donc trop peu connue d’un large public, peut, lorsqu’elle est servie avec expertise et humilité, se révéler passionnante et extrêmement parlante pour l’auditeur d’aujourd’hui et lui autoriser, en éveillant le sien à de nouveaux horizons, une familiarité plus grande avec l’univers sensible des Hommes du passé. L’accueil très chaleureux et reconnaissant réservé par le public, parfois venu de loin, à Bertrand Cuiller, qui avait pris judicieusement la peine de donner quelques explications sur la musique choisie par ses soins, en portait un témoignage éclatant, et on souhaite tout le succès possible aux projets de ce musicien sensible et plein de ressources, qui va bientôt aborder l’opéra – toujours britannique – en dirigeant, à partir du 11 octobre prochain, une nouvelle production de Venus and Adonis (c.1683) de John Blow (1649-1708) au Théâtre de Caen puis lors d’une tournée d’une vingtaine de dates.
Sainte-Chapelle de Champigny-sur-Veude, 12 août 2012
Photographie © Daniel Clauzier / Festival de Musique de Richelieu
À l’intimité du Dôme de Richelieu succédait, le lendemain, l’atmosphère plus solennelle de la Sainte-Chapelle de Champigny-sur-Veude, joyau de la Renaissance illuminé par ses magnifiques vitraux du XVIe siècle qui serait mondialement connu s’il se dressait en Italie. Le programme proposé par l’ensemble La Réjouissance et la soprano Mathilde Étienne, composé majoritairement d’airs bien connus de John Dowland (Flow my tears, Can she excuse…) et d’Henry Purcell (Sweeter than roses, Music for a while…), mais aussi d’une aria de l’inévitable Georg Friedrich Händel et d’une cantate du plus obscur Johann Christoph Pepusch, ainsi que de quelques pièces instrumentales signées Jan Pieterszoon Sweelinck, Johan Schop et Purcell auxquelles s’ajoutait le fameux Paul’s Steeple, formait une suite logique et bienvenue au récital de Bertrand Cuiller, en partant de la période qu’il explorait pour conduire l’auditeur jusqu’en 1720, date de la publication du second volume des Six English Cantatas de Pepusch. Grâce aux éclaircissements bienvenus sur l’évolution de la musique anglaise durant l’âge baroque donnés par la claveciniste et chef de l’ensemble, Stefano Intrieri, les alternances d’influences italiennes et françaises ayant, alternativement ou concomitamment, contribué à la façonner devenaient aisément perceptibles, même pour le profane, dessinant un panorama à la fois complet et facilement assimilable. Aux flûtes à bec, Marcelo Milchberg a fait montre, dans toutes ses interventions, d’une indéniable virtuosité s’appuyant sur une grande solidité technique et mise au service d’un sens affirmé du théâtre, tout comme Stefano Intrieri, bouillant continuiste à l’ornementation foisonnante doté d’un sens de la relance absolument évident, ces deux fortes personnalités étant soutenues par la gambiste Martina Weber, nettement plus discrète mais dont chaque intervention, lorsqu’elle n’était pas avalée par une acoustique décidément problématique pour cet instrument, était impeccable tant du point de vue de la maîtrise que de l’expressivité. La soprano Mathilde Étienne est venue habiter les différentes pièces vocales du programme de sa voix puissamment charpentée mais sachant moduler avec beaucoup de finesse et délivrer une palette de couleurs tout à fait séduisante. Sa vocalité dont l’opulence trouve sans nul doute, ainsi que le prouve son excellent travail sur le répertoire du Seicento avec l’Ensemble Cronexos, un terrain d’expression plus naturel dans le répertoire ultramontain que dans ces œuvres septentrionales a su apporter beaucoup de luminosité aux textes et si l’articulation demeurait parfois perfectible, le soin apporté à la ligne était indéniable et la fluidité qui en résultait rendait bien justice aux pièces du programme, particulièrement les plus tardives. Les quatre musiciens ont donc offert un récital bien construit, copieux et globalement réussi, mais qui aurait probablement gagné en émotion avec un peu moins d’effets démonstratifs, parfois un rien gratuits, de la part du flûtiste et du claveciniste ainsi qu’avec une meilleure entente entre le groupe instrumental et la soliste (From silent night de Dowland donnait ainsi l’impression d’une lutte entre la voix et la flûte dont cet air magnifique n’est hélas pas sorti indemne).
Une nouvelle fois, le Festival de Musique de Richelieu s’est distingué par la qualité de ses propositions artistiques en offrant un week-end anglais de très haute tenue. On espère maintenant que cette manifestation va continuer à grandir en fédérant autour d’elle les énergies indispensables pour continuer ses activités dans les meilleures conditions possibles. Il ne fait guère de doute que ses deux directeurs artistiques auront à cœur d’élaborer une 7e édition aussi passionnante que les précédentes et que l’on sera fidèle aux rendez-vous qu’ils nous proposeront.
Festival de Musique de Richelieu, 11 et 12 août 2012
Les virginalistes : œuvres de Peter Philips (c.1560-1628), William Byrd (c.1540-1623), John Bull (c.1562-1628) et anonyme
Bertrand Cuiller, clavecin de Philippe Humeau
If music be the food of Love : œuvres de Jan Pieterszoon Sweelinck (1562-1621), Johan Schop (1626-après 1670), John Dowland (1563-1626), Henry Purcell (1659-1695), Johann Christoph Pepusch (1667-1752), Georg Friedrich Händel (1685-1759), et anonyme (éd. John Playford, 1623-1686)
Ensemble La Réjouissance :
Mathilde Étienne, soprano
Marcelo Milchberg, flûtes à bec, Martina Weber, viole de gambe
Stefano Intrieri, clavecin & direction
Accompagnement musical :
1. Peter Philips, Pavana Dolorosa
2. John Bull, The King’s Hunt
Bertrand Cuiller, clavecin de Philippe Humeau (Barbaste, 1999) d’après Andreas Ruckers (Anvers, 1615)
3. John Dowland, From silent night
Nathalie Marec, soprano
Les Witches
4. Anonyme, édité par John Playford, Paul’s Steeple
Les Witches