(À mon retour de Lourdes).
Nous ne savons pas aimer. Nous savons accomplir dans un être élu nos aspirations physiques, intellectuelles et morales. Mais l’amour est un don de soi.
Le Christ a tendu vers les hommes ses mains qui donnaient tout et ne demandaient rien. Voilà ce que j’appelle amour.
J’écris votre vie, Bernadette: vous adoriez Dieu, si profondément abîmée dans l’offertoire de vous-même que vous ne songiez même plus à demander la consolation..
Il me souvient que saint Paul disait aux siens : « Fais le vide dans ton âme, et le Christ y entrera. » J’imagine cette mutilation : devenir impersonnel, à seule fin de mieux aimer. J’imagine cette mutilation : renoncer à la liberté par un acte de volonté libre. Mais sans sa liberté, l’homme est appauvri, pelé, comme un lion sans crinière !
Je me tais et la réponse arrive, dont j’ignore, Bernadette, si elle me vient de vous : « Cette liberté que tu donnes à ton Dieu existe encore : Il la garde ! Lui-même, de Ses mains qui possèdent la lumière, épanouit la liberté que tu Lui donnes avec tes pauvres mains. Il fait resplendir la crinière du lion. L’heure où tu demandes que Sa Volonté soit faite et non la tienne, où tu crois renoncer devant Sa Face à être libre, marque l’apogée de ta liberté.. »
À Massabielle, devant la Grotte, j’ai su visiblement que la volonté de puissance n’est rien en regard de la volonté de soumission; que la grâce de Dieu brûle, et qu’il faut se laisser brûler.
J’ai compris tout cela et j’ai gardé l’inquiétude..
Renoncement. Ce mot chrétien a quelque chose de mystérieux et de profond comme le ciel d’avant la nuit. Mais pourquoi faut-il que mon amour serve à mon bien ? Pourquoi ne puis-je arracher de l’idée-perfection, l’idée-bonheur ? Et si l’amour lui-même est « utile », s’il doit trouver sa récompense éternelle, pourquoi faut-il que je le sache ?
Je vous pose ces questions, Bernadette de Lourdes, car votre humilité est de même essence que la lumière. Je vous pose ces questions, à vous qui me semblez vêtue de l’amour pur comme d’une robe de Fra Angelico. Sans le vouloir, vous êtes parvenue à vous faire aimer de ce siècle ; votre voile noir de professe nous a paru plus beau qu’un soleil. Et le renoncement qui oscille devant mes yeux entre l’infini et le néant, comment lui donnez-vous ces rayons d’ostensoir lorsque vous l’élevez dans vos toutes petites mains ?
À vous, enfant, des millions d’hommes et de femmes ont confié leurs hésitations, leur orgueil, leur esprit qui se refuse au détachement. Ils viennent à vous, les mains vides. Pour moi, je viens à vous comme eux tous, et je n’ai rien d’autre à vous montrer aujourd’hui que mon trouble..
Je désespère de dire un jour au Dieu qui m’a pétri : « Que votre volonté soit faite, et non la mienne. » Je rêve trop souvent de bien autre chose que du royaume de Dieu : intercédez, puisque vous avez été choisie par Celle qui retient le bras de son Fils. Vous savez que nous sommes déchirés d’orgueil – et vous savez bien que nous avons peur de guérir.
Je comprends peu de choses à la vie et à la mort. L’existence même des mystères me rassure: elle est ma raison d’espérer qu’il existe pour moi, au-delà de moi-même, un bonheur possible et souverain que je ne puis concevoir. Mais je ne vois pas le ciel, ni la croix, ni la Rédemption. Vous savez ce que veut dire cette phrase-là pour les hommes qui aspirent au témoignage des yeux. Je ne vois rien. Mon amour est violent et fragile comme les rêves, mon âme est cupide, et je veux aimer..
Ô notre lutte sempiternelle contre nous-même ou contre l’Ange ! C’est bien dans ce combat que l’homme approche de la grandeur. S’il a conscience d’être infirme – et si, riant de sa peine, il tend le poing – n’est-il pas grand ? Plus grand encore, sans aucun doute, s’il se détache de soi-même pour aimer Dieu.
Voyez, Bernadette : j’essaye de venir.
J’imagine un élan qui serait une souffrance, une main joyeuse qui offrirait ses plaies, sans espoir ni geste mendiant. Est-ce enfin l’Amour ?
Michel de SAINT-PIERRE (1916-1987).
*****************************************************