La torpeur estivale recouvre enfin la capitale, les interprètes en langue des signes se tournent les pouces. On profite des terrasses des cafés et on se contente de traduire les journaux télévisés (France 2, BFMTV, iTélé, LCI).
Aussi profitons-en pour nous échapper un peu, envolons-nous vers les États-Unis.
Je vous propose, en lien avec le billet précédent, de poursuivre notre immersion dans le monde mystérieux des services secrets en découvrant des extraits (traduits par moi-même) du “Manuel de l’Interrogatoire” rédidé par la Central Intelligence Agency (CIA) et destiné à ses agents (édition 1988) afin qu’ils apprennent à travailler en bonne intelligence avec les interprètes s’ils en avaient besoin un jour.
Bien sûr ces recommandations sont valables quelle que soient les langues de travail (langue des signes comprise).
INTERPRÈTES
I- Introduction :
En de nombreuses occasions (clandestins, réfugiés, prisonniers de guerre, agents suspects) les personnes interrogées ne parleront votre langue. C’est pourquoi la présence d’un interprète sera indispensable pour mener à bien l’interrogatoire.
Utilisé à bon escient, un interprète peut être un atout essentiel dans la conduite de votre mission en vous permettant notamment de respecter les diverses coutumes et traditions des personnes interrogées.
Cependant n’oubliez jamais que la présence d’un interprète ne peut remplacer avantageusement un échange direct entre vous et le suspect.
II- Difficultés et limites :
A- Le temps nécessaire pour conduire un interrogatoire sera plus que doublé.
B- Vous éprouverez des difficultés importantes à essayer d’établir un lien direct avec le suspect en raison d’un manque de contact personnel avec lui car vous ne pouvez pas lui parler directement.
C- Il est très difficile d’utiliser certaines techniques d’interrogatoire telles qu’un tir nourri de questions en présence d’un interprète.
D- Certains éléments signifiants comme l’inflexion de votre voix, le ton utilisé, ne pourront pas être perçus par le sujet (à cause du recours à un interprète) ce qui augmente les risques de malentendus.
E- La présence d’un interprète peut amener le suspect à ne pas dévoiler des informations durant l’interrogatoire. Des personnes acceptent de révéler certains éléments uniquement si elles ont l’assurance que leur propre camp ne sera pas au courant qu’elles parlent ceci afin d’éviter toutes représailles. La présence d’un troisième personnage durant l’interrogatoire, même si c’est un interprète, peut faire douter le suspect sur les promesses de confidentialité.
F- Il existe un risque sécuritaire en raison de la présence d’un interprète qui sera une personne de plus au courant de nos besoins en renseignements et il entendra un nombre considérable d’informations classifiées durant la conduite de l’interrogatoire.
III- Sélectionner les interprètes :
A- Il est important que l’interprète ait les habilitations de sécurité nécessaires car l’ennemi cherche continuellement à pénétrer notre organisation afin d’apprendre nos besoins en renseignements.
B- Il doit parfaitement parler votre langue ainsi que celle du sujet interrogé. Il doit aussi être parfaitement à l’aise à l’écrit dans les deux langues.
C- Autant que faire ce peut, la personnalité de l’interprète doit être aussi proche que possible de la votre. Cela deviendra le cas si vous êtes amenés à travailler régulièrement ensemble. En cas d’incompatibilité vous devrez prendre un autre interprète. Il doit aussi pouvoir adapter sa personnalité en fonction du suspect et des techniques d’interrogatoire employées.
D- (…) Dans certaines sociétés les femmes sont souvent considérées comme socialement inférieures. Aussi prendre une interprète féminine n’est pas conseillé si vous interrogez un homme. Certaines intonations masculines ne pourraient pas être retransmises par la voix d’une interprète féminine. Or, d’après des recherche en psychologie, hommes et femmes répondent mieux s’ils sont interrogés par un homme.
(…)
IV- Formation des interprètes :
A- Établissez dès que possible votre autorité et assurez-vous que l’interprète prend conscience des limites de sa propre autorité. C’est votre rôle d’informer l’interprète de ses devoirs, du comportement attendu, des techniques d’interrogatoire qui seront pratiquées et tous les autres éléments que vous jugerez nécessaires.
B- Déterminez son niveau de formation et d’expérience, notez tout ce qui vous semblera inapproprié et notifiez-lui fermement ce qu’il doit modifier. (…)
C- L’exactitude des traductions est primordiale. Il doit savoir que s’il ne comprend pas ce que vous essayez de dire il ne doit pas déformer vos propos. Il faut dans ce cas qu’il en discute d’abord avec vous avant de les traduire.
Il doit comprendre qu’il est votre porte-parole et qu’il est indispensable à la bonne tenue de l’entretien.
Cependant il faut l’avertir qu’il ne doit pas intervenir avec ses propres idées durant l’interrogatoire. Il doit traduire directement tout propos énoncé par vous ou la personne interrogée. Il doit éviter les expressions telles que “il veut savoir si vous…” ou “il me dit de vous dire que…”.
(…)
E- Une attention particulière doit être portée sur la maîtrise par l’interprète de terminologies techniques dans des domaines précis. L’utilisation de vocabulaires techniques accroît la complexité dans la compréhension des questions ou des réponses. C’est pourquoi l’interprète doit être aussi compétent que vous sur les sujets abordés.
F- Faites-lui clairement comprendre que la quantité et la qualité des informations obtenues durant l’interrogatoire dépendra de ses compétences.
V- L’utilisation des interprètes :
A- Il faut toujours intégralement briefer l’interprète avec les informations en votre possession en liaison avec les objectifs de l’interrogatoire.
En amont de l’interrogatoire, l’interprète doit pouvoir mener les recherches de vocabulaire techniques ou professionnels qu’il jugera nécessaires. Dans certains cas il sera nécessaire que vous lui fournissiez une définition précise des termes que vous emploierez afin de vous assurer qu’ils sont clairement compris par l’interprète.
(…)
C- Il existe deux méthodes d’interprétation: consécutive ou simultanée. Vous choisirez la méthode retenue en fonction de votre évaluation des capacités de l’interprète et de ses caractéristiques personnelles.
Chacune des méthodes a ses propres avantages et inconvénients que vous devez connaître.
Interprétation consécutive : vous dites des phrases entières voire des paragraphes. Puis vous attendez que l’interprète les traduise. Cela demande à l’interprète d’avoir une excellente mémoire. Mais cela lui permet aussi de correctement reformuler les phrases afin d’être sur qu’elles seront compréhensibles dans la seconde langue. C’est important si la structure de la langue du sujet interrogé est très différente de la votre.
L’inconvénient de cette méthode est qu’elle rend plus évidente la présence de l’interprète. Elle rompt le contact visuel “les yeux dans les yeux” entre vous et le sujet interrogé.
L’interprétation simultanée : l’interprète traduit vos mots au fur et à mesure que vous parlez. Il colle à vos propos le plus possible, souvent il n’y a que quelques mots d’écart entre vous et lui. Cela lui permet de mieux exprimer les finesses dans l’expression, de mieux faire percevoir votre attitude mentale ou celle du suspect. Comme il n’y a pas de pause tandis que vous ou le sujet parlez cette méthode favorise une écoute attentive, améliore le lien entre vous et le sujet.
L’interprétation simultanée a pour inconvénient d’augmenter le risque d’erreur dans l’interprétation surtout s’il y a de grandes différences dans la structure des phrases entre les deux langues. Elle nécessite aussi une très grande compétence dans les deux langues.
D- Quelques recommandations
Informez l’interprète sur le déroulement de l’interrogatoire et les techniques qui seront utilisées. Si possible entrainez-vous avant avec lui dans des conditions le plus proche possible de la réalité.
Lors du premier contact avec le sujet, vous devez l’informer sur le rôle de l’interprète durant l’interrogatoire, à savoir qu’il est là pour traduire précisément tout ce qui sera dit entre vous et lui.
Informez également le sujet qu’il doit s’adresser directement à vous, pas à l’interprète et qu’il doit vous regarder quand il parle et pas l’interprète.
Dites au sujet qu’il doit s’exprimer directement à vous sans utiliser les phrases telles que “dites lui que…” ou “je tiens à vous faire dire…”.
E- La constitution du rapport
L’interprète doit vous aider à préparer le dossier et le rapport suite à l’interrogatoire pour s’assurer qu’il n’y a pas de malentendus dans ce qu’a dit le sujet et que vous avez correctement évalué son état d’esprit psychologique. S’il doit y avoir par la suite d’autres interrogatoires avec le suspect, vous pourrez ainsi mieux ajuster votre technique et prendre un avantage psychologique sur lui.
VI- Conclusion :
Rappelez-vous que l’interprète peut faire la différence entre la réussite ou l’échec d’un interrogatoire. Si vous devez faire appel à un interprète, utilisez le à bon escient. Tenez compte de vos besoins, choisissez-le avec attention, entrainez-le bien et utilisez des techniques adaptées.
Si vous avez un interprète lors d’une situation “salle de classe” et qu’il y a deux instructeurs, n’oubliez pas que l’interprète devra travailler deux fois plus dur ; s’il y a trois instructeurs, trois fois plus dur.
Peu importe à quel point l’instructeur s’exprime mal, l’interprète rendra toujours son propos juste.
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L’intégralité du document (en anglais) se trouve ici :
Human Resource Exploitation – Training Manual
Merci à Pierre Guitteny (interprète français/LSF en Aquitaine) qui a exhumé ce manuel.