Ils vendent des albums par millions, remplissent les stades, fréquentent les plus grandes stars américaines ou chantent pour Obama... Retour sur ces Africains qui cartonnent outre-Atlantique.
Johannesburg, juin 2010. Le stade Orlando plein à craquer accueille l'ouverture de la Coupe du monde de football. Alors que se succèdent sur scène Shakira, les Black Eyed Peas et Hugh Masekela, un jeune lascar coiffé d'un chapeau surgit en brandissant le drapeau somalien. Aperçu récemment aux côtés des stars américaines Nelly Furtado, Mos Def ou The Roots, ce gaillard trentenaire qui entonne « Wavin' Flag » n'est autre que K'naan, un rappeur né en Somalie, qui a trouvé refuge aux États-Unis puis au Canada. Où il rencontre le succès. Installé à Toronto depuis vingt ans, il a enregistré quatre albums et récolté plusieurs prix Juno (l'équivalent canadien des victoires de la musique).
En coulisses, un certain Alioune Badara Thiam, directeur musical de l'événement, observe la scène et jubile. Connu sous le nom d'Akon, ce Sénégalais revient lui aussi fouler le sol africain auréolé de succès. Né à Saint Louis (Missouri) en 1973, Akon a grandi au Sénégal de 1974 à 1984. Depuis la sortie de son premier album, le bien nommé Trouble, enregistré en 2004 après trois années passées en prison pour recel de voitures volées, il a vendu plus de 11 millions de disques et collaboré avec toutes les stars américaines, de Michael Jackson à Eminem. De retour en Afrique sous les applaudissements, K'naan et Akon ne sont cependant pas les seuls artistes africains à avoir réussi sur le continent américain : tandis qu'Osunlade, un DJ d'ascendance nigériane, fait rugir la tradition yorouba à travers ses mix de house qui le conduisent dans les plus grands clubs du monde, la chanteuse béninoise Angélique Kidjo téléguide elle aussi une carrière florissante depuis New York. Des parcours artistiques qui témoignent de la réussite de plus en plus prégnante des musiciens africains en exil ou installés outre-Atlantique.
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Dans ses textes, la chanteuse américaine Erykah Badu multiplie les références à l'Afrique.
© DR
Il n'en a pas toujours été ainsi. Dans les années 1970 et 1980, c'est avant tout l'Europe qui attire les musiciens (Tony Allen, Ousmane Kouyaté et des dizaines d'autres s'y sont installés). Mais depuis une vingtaine d'années, le flux migratoire a changé de direction : les candidats à l'émigration sont aujourd'hui de plus en plus nombreux à mettre le cap sur l'Amérique. La population africaine résidant aux États-Unis est en effet passée de 350 000 en 1960 à 1,4 million en 2007, dont 75 % sont arrivés depuis 1990, selon la dernière étude du bureau de recensement américain. À l'instar de ces migrants qui font le voyage dans l'espoir de « vivre mieux », c'est aussi de meilleures conditions de travail que recherchent les artistes : entre un marché du disque sinistré par la piraterie et une législation du droit d'auteur approximative, le combat est rude pour les artistes en Afrique. L'absence de structures et le manque de soutien financier forcent souvent le départ. « Les musiciens africains ne sont pas aidés. Comment, par qui le seraient-ils, quand on sait qu'auCameroun, pays dont la richesse culturelle est l'atout principal, la culture ne représente que 0,15 % du budget de l'État ? » notait en 2009 sur le site de l'ONG Informations sans frontières le spécialiste de la musique africaine Gérald Arnaud. DJ internationaux qui mixent en boubou traditionnel ou campagnards sénégalais fringués comme des gangsters new-yorkais, ils sont aujourd'hui des dizaines à traverser l'Atlantique, emportant avec eux traditions, instruments et visions musicales qui se mélangent à celles de leur pays d'accueil.
New York, Ibiza, Londres...
L'appel des origines
Après avoir longtemps fantasmé sur l'Afrique, les artistes américains franchissent le pas en donnant des concerts au Nigeria, en Afrique du Sud ou en Côte d'Ivoire, ou en collaborant avec des artistes locaux. Une évolution sensible à travers le projet Questlove's Afro-Picks, qui réunissait en 2011 Tony Allen, batteur de Fela Kuti, et Ahmir Thompson, batteur du groupe américain The Roots, mais aussi à travers le courant neo soul. Dans le texte et dans le son, D'Angelo ou Erykah Badu (photo ci-dessus) multiplient en effet les références à l'Afrique, à ses espaces, à ses langues ou à sa spiritualité, redessinant le rêve de Marcus Garvey, tandis que la Philadelphienne Santigold s'invite sur le disque des Maliens Amadou & Mariam pour un mélange des genres entre tradition d'Afrique de l'Ouest et furie urbaine à l'américaine. L'Afrique n'est plus un rêve mais une réalité.
Le cas le plus flagrant de ce transport artistique est celui d'Osunlade : ce « prêtre » yorouba qui compte parmi les DJ de house les plus renommés de la planète fait rugir sur ses platines un mix d'Afrique et d'Amérique, une brousse urbaine qui fond dans un même moule musique traditionnelle et house. Un mélange savoureux de tambours africains et d'incantations électro, de percussions roots et d'acid de synthèse qu'il diffuse désormais dans le monde entier (New York, Ibiza, Londres...), collaborant régulièrement avec des artistes aussi divers que Musiq Soulchild, Salif Keita ou Me'Shell Ndegeocello.
Plus ténue chez Akon, la musique traditionnelle demeure présente, même si elle tend à se fondre dans les moules plus classiques des musiques africaines-américaines modernes : « Mon père était maître de djembé dans des formations de jazz, donc j'ai évolué dans ce milieu. Les tambours sabar et le djembé m'ont marqué à vie. C'est quelque chose que j'ai toujours cherché à conserver dans ma musique, et c'est aussi pour cela que je ne veux pas me limiter au rap. » Une présence aussi spirituelle qu'artistique que l'avant-garde africaine-américaine a vite repérée, s'arrogeant un peu de cette Afrique longtemps fantasmée. « Que ce soit The Roots ou d'autres rappeurs, ils savent qu'ils viennent d'Afrique mais n'ont pas exactement le vécu que j'ai, car pour la plupart ils n'ont jamais vu leur pays d'origine. C'est aussi ce lien extramusical qui nous unit », note Akon.
Sur les disques auxquels elle collabore, la chanteuse béninoise Angélique Kidjo s'exprime en français, en français mais aussi en fon, en swahili ou en yorouba.
© AFP
Élevée au son des Africains-Américains James Brown et Jimi Hendrix aussi bien qu'à celui de la rumba, de la salsa et du zouk, la Béninoise Angélique Kidjo (voir ci-dessus) transporte elle aussi un lourd patrimoine ouest-africain mâtiné d'« américanité ». Sur les disques des jazzmen Branford Marsalis ou Herbie Hancock auxquels elle collabore, elle s'illustre en anglais ou en français mais aussi en fon, en swahili ou en yorouba. Un équilibre culturel entre les deux continents sur lesquels elle se produit indifféremment, ouvrant la Coupe du monde de football en Afrique du Sud ou jouant pour l'investiture de Barack Obama à Washington.
Guitare mandingue
Ces stars qui trustent les classements internationaux - au point qu'on les prend parfois pour des Américains - ne doivent pas masquer l'abondante production de cette véritable industrie de la musique africaine expatriée. Derrière ces succès, des centaines d'Africains émigrés à Montréal, New York, Los Angeles ou Seattle continuent de mélanger souvenirs d'enfance et réalités du pays d'accueil, rythmes traditionnels et productions modernes. Spécialiste de la guitare mandingue, l'Ivoirien Abdoulaye Koné enregistre ainsi à Montréal dans la plus pure tradition, tout en accompagnant les vedettes africaines de passage, tandis que le Kényan Frank Ulwenya et son orchestre, Afrisound, demeurent l'un des coeurs vibrants de la scène afro sur la côte ouest des États-Unis. Et si tous n'en vivent pas aussi largement qu'Akon ou Kidjo, la discographie batailleuse du Ghanéen Rass Kwame (Minneapolis), dont le reggae africain s'exporte dans le monde entier, ou les albums des rappeurs Sona The Voice (Milwaukee) ou Iligy Eli (Edmonton) signent des présences africaines robustes outre-Atlantique. De véritables transplantations artistiques que les compilations du label Smithsonian Folkways mettent régulièrement en lumière, soulignant les liens qui se tissent entre les migrants africains et le milieu musical américain. Un intérêt artistique qui n'a pas échappé à la prestigieuse Berklee College of Music (Boston), qui ouvrait en 2009 un programme de bourses à destination des musiciens venus du continent africain.
Pour autant, rien n'est gagné d'avance, comme le note Akon, qui se souvient encore de son arrivée aux États-Unis : « Ça a été dur. J'étais jeune, loin de chez moi et je ne parlais pas anglais. J'ai vécu l'enfer pendant quelques mois, d'autant que les Américains n'étaient pas des plus accueillants. Il existe parfois une sorte de ségrégation entre Africains et Africains-Américains. »