« Limonov n’est pas un personnage de fiction. Il existe. Je le connais. Il a été voyou en Ukraine ; idole de l’underground soviétique sous Brejnev ; clochard, puis valet de chambre d’un milliardaire à Manhattan ; écrivain branché à Paris ; soldat perdu dans les guerres des Balkans ; et maintenant, dans l’immense bordel de l’après-communisme en Russie, vieux chef charismatique d’un parti de jeunes desperados. Lui-même se voit comme un héros, on peut le considérer comme un salaud : je suspends pour ma part mon jugement. C’est une vie dangereuse, ambiguë : un vrai roman d’aventures. C’est aussi, je crois, une vie qui raconte quelque chose. Pas seulement sur lui, Limonov, pas seulement sur la Russie, mais sur notre histoire à tous depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. »
« Limonov », 2011
« À quelques mois d’intervalle, la vie m’a rendu témoin des deux événements qui me font le plus peur au monde : la mort d’un enfant pour ses parents, celle d’une jeune femme pour ses enfants et son mari. Quelqu’un m’a dit alors : tu es écrivain, pourquoi n’écris-tu pas notre histoire? C’était une commande, je l’ai acceptée. C’est ainsi que je me suis retrouvé à raconter l’amitié entre un homme et une femme, tous deux rescapés d’un cancer, tous deux boiteux et tous deux juges, qui s’occupaient d’affaires de surendettement au tribunal d’instance de Vienne (Isère). Il est question dans ce livre de vie et de mort, de maladie, d’extrême pauvreté, de justice et surtout d’amour. Tout y est vrai. »
« D’autres vies que la mienne », 2009
« Ayant vidé la poubelle sur le trottoir, il trouva vite le sac qu’on plaçait dans la salle de bains, en retira des coton-tiges, un vieux tube de dentifrice, un autre de tonique pour la peau, des lames de rasoir usagées. Et les poils étaient là. Pas tout à fait comme il l’avait espéré : nombreux, mais dispersés, alors qu’il imaginait une touffe bien compacte, quelque chose comme une moustache tenant toute seule. Il en ramassa le plus possible, qu’il recueillit dans le creux de sa main, puis remonta. Il entra sans bruit dans la chambre, la main tendue en coupelle devant lui et, s’asseyant sur le lit à côté d’Agnès apparemment endormie, alluma la lampe de chevet. Elle gémit doucement puis, comme il lui secouait l’épaule, cligna des yeux, grimaça en voyant la main ouverte devant son visage. » Et ça, dit-il rudement, qu’est-ce que c’est? «
« La Moustache », 2005
« Le 9 janvier 1993, Jean-Claude Romand a tué sa femme, ses enfants, ses parents, puis tenté, mais en vain, de se tuer lui-même. L’enquête a révélé qu’il n’était pas médecin comme il le prétendait et, chose plus difficile encore à croire, qu’il n’était rien d’autre. Il mentait depuis dix-huit ans, et ce mensonge ne recouvrait rien. Près d’être découvert, il a préféré supprimer ceux dont il ne pouvait supporter le regard. Il a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. Je suis entré en relation avec lui, j’ai assisté à son procès. J’ai essayé de raconter précisément, jour après jour, cette vie de solitude, d’imposture et d’absence. D’imaginer ce qui tournait dans sa tête au long des heures vides, sans projet ni témoin, qu’il était supposé passer à son travail et passait en réalité sur des parkings d’autoroute ou dans les forêts du jura. De comprendre, enfin, ce qui dans une expérience humaine aussi extrême m’a touché de si près et touche, je crois, chacun d’entre nous. »
« L’Adversaire », 1999
[...]
Si vous êtes un lecteur attentif de la rubrique littérature de WTFRU, vous aurez sans doute compris que peu d’écrivains français ont notre estime. Emmanuel Carrère est de ceux là, c’est un peu notre chouchou.
Les mots manquent pour décrire le talent et l’émotion que les romans de cet écrivain semble apporter à chaque fois, tant la lecture de son oeuvre peut chambouler un homme.
Une grosse tendance dépressive, un soupçon de zen attitude, des réflexions à vous retourner le cerveau, un type pas vraiment droit dans ses baskets, mais quand même moins antipathique qu’un Michel Houellecq et moins drogué qu’un Frédéric Beigbeder… Emmanuel Carrère, c’est l’oncle idéal, le « légèrement mais pas trop » déviant de la famille, qui à chaque mariage ou enterrement vous éblouiras par sa culture et par son raisonnement sur le pourquoi du comment Tante Ginette a annulé sa venue à cause de la présence de la voisine Dumond.
Oui, vous êtes secrètement amoureuse de lui, du moins de ses paroles, parce que tout de même, il est de la famille.
Partant de ce constat, chaque roman d’Emmanuel Carrère, est un peu comme un recueil d’émotions, un voyage à deux dans le tourbillon de la vie. Car, E. Carrère n’est jamais meilleur que dans la semi-autobiographie, ou la biographie parallèle à sa propre existence.
En racontant une partie de son histoire, et celle des autres, il réussit à magnifier des scènes stériles et ennuyeuses. Il transporte avec lui les remords, regrets et passions qu’il expérimente. Il donne matière à réfléchir sur ses blessures et celles de ses proches.
Bref, il nous fait pleurer de joies et tristesses si sincères qu’elles en deviennent douloureuses.
Des heures seraient nécessaires pour réellement mettre en lumière le talent de cet écrivain, si doux et violent à la fois, qui en quelques lignes réussit à vous perturber pour des jours entiers. Son style direct et percutant est un bonheur. Ses réflexions et métaphores sont de véritables plaisirs. N’ayons pas peur de le dire, il est génial!
Vous l’aurez compris, Emmanuel Carrère est ce que nous appelons ici un très grand écrivain.
Nous vous conseillons ardemment de filer en librairie vous procurer un de ses romans, à coup sûr un chef d’oeuvre.