A propos de La journée de la guenon et le patient de Mario Bellatin [LC Editions 2012]
Des romans courts, voire vraiment très court, écris dans une langue qui nous perturbe non pas par sa complexité ou son registre mais bien par sa simplicité froide, clinique, qui en deviendrait presque effrayante s'il ne s'y cachait pas en sous mains comme les bribes subliminales d'un humour en creux, ou un vague sourire moqueur de l'auteur, que le lecteur d'une certaine façon et malgré lui se sent obligé d'aller récupérer au cœur de textes où pourtant l'humour brille généralement par son absence. Des textes court donc, qui en permanence réorganisent les pièces éparpillées d'un puzzle infini et obsessionnel, celui de l'univers poétique de l'écrivain mexicain Mario Bellatin, qui a su, tant dans son œuvre que dans son image publique, modeler et projeter sur la scène littéraire une excentricité toute personnelle comme marque de fabrique et moteur de production artistique.
Auteur prolifique s'il en est, ayant signé pas loin d'une quarantaine de livres en 25 ans de production, Bellatin a fait de la prolifération éditoriale et de la fragmentation thématique à l'intérieur même de cette prolifération son fonctionnement, jouant ainsi habilement du désir qu'il crée chez le pauvre lecteur qui s'est fait attraper à son jeu. Ses livres - qu'on pourra difficilement appeler roman si l'on s'en réfère aux critères classiques pour définir le genre - dans leur brièveté se présentent à nos yeux ébahis comme une série de fragments extraits d'un grand tout, et recourent en permanence dans leur écriture et leur construction dramaturgique à l'allusif, au creux, au manque, ce sont des textes qui ne disent pas tout, des pistes lancées qui ne trouveront pas toutes leur conclusion ou leur dénouement, comme les pièces d'un puzzle mélangées, réorganisées, mais où certains éléments manqueraient à l'appel. Du moins dans un livre donné, car peut être que dans un autre, un de ces fils s'éclairera à nouveau, sous un autre angle. Selon la légende, c'est d'un manuscrit original de plus de milles pages qu'est né un des premiers livres de Bellatin, Efecto Invernadero (1992), ouvrage qui au final ne dépasse pourtant pas les 44 pages.
La fragmentation donc, où peut être seulement l'illusion du fragment. Une écriture "essentialisée", qui à partir du moins prétend au plus. Il y a une prise de risque originelle qui chez Bellatin devient fondement du texte. Mais cette prise de risque (présenter des textes très courts, où chapitres ou portions s'apparentent à un commentaire sur un texte source que nous ne pourrons pas lire - voir par exemple Jacob le mutant) est-elle réelle ou seulement une fiction ingénieusement ourdie par l'auteur ? La littérature de Bellatin se construit à partir de l'ambiguïté. Ambiguïté de ce qui nous est raconté (ou plutôt seulement évoqué) et ambiguïté aussi voire surtout de la valeur réelle du texte. C'est le côté provocateur de l'écrivain mexicain, qui se délecte du statut délétère de la littérature aujourd'hui. Comme chez le génial et prolifique argentin César Aira, il s'agit avant tout de produire. Cette mise en avant de la notion de production voire de surproduction n'est pas seulement un commentaire sur l'état actuel de la pratique artistique - dont l'existence semble avoir de plus en plus de mal à se justifier - c'est aussi et peut-être même avant tout la mise en place d'un dispositif qui permet justement à l'auteur de produire (beaucoup, trop ?) à l'heure même ou produire - c'est à dire publier - semble absurde face au flot indistinct des milliards de livres qui encombrent les stands des librairies. Bellatin et Aira sont de ces écrivains qui écrivent après la mort de la littérature et qui s'en portent très bien. Rien de tragique là-dedans, sinon la découverte d'un grand espace ludique à parcourir, ce qui n'empêche ni la subtilité ni la profondeur mais ce qui garantis de la suffisance, de la prétention factice et du goût pour l'odieuse "belle écriture".
Bellatin se met la plupart du temps en scène dans ses livres, où la première personne est récurrente. Et comme chez César Aira encore, c'est une pure fictionalisation de l'auteur qui s'y joue. Loin des ennuyeuse pratiques auto-fictive francophone, il s'agit d'inventer de livre en livre un "mythe personnel" (César Aira dixit), construire un double crédible et excessif de l'auteur. Dans ce but, Bellatin dispose d'un élément biographique réel parfait : il lui manque un bras. Tous ceux que se sont intéressé ne serait ce que de loin à son travail connaissent les photos où on le voit poser armé d'une prothèse au faux atours de capitaine crochet. A partir de cette réalité, Bellatin construit une fiction où la maladie occupe une place importante. Il ne s'agit pas de s'apitoyer sur son sort et de décrire la souffrance ou quoi que ce soit du même acabit. Bellatin préfère construire une mythologie voire une mystique autour du corps imparfait et de l'absence du bras.
Intéressons nous par exemple à la plus récente traduction française, La journée de la guenon et le patient (publié au Mexique en 2006), on y découvre un double de l'auteur comme patient à la foi d'un hôpital au statut ambigu et d'un psychanalyste assez peut conventionnel. Bellatin dans ce texte construit une fiction où maladie et écriture se rejoignent dans une métaphore de la nécessité. L'auteur se met en scène de manière ironique comme un malade, un condamné, un patient. Construisant une réflexion en abime où comme à son habitude divers éléments hétérogènes voire irréconciliables se croisent, se mêlent ou s'ignorent mutuellement (une guenon acheté dans un marché clandestin, un malade en phase "terminale", le saut dans le vide du père et la possibilité de sa mort, le psy et sa femme handicapé, la nostalgie de l'enfance, le doute sur la valeur ou le sens de l'écriture, l'achat inconsidéré d'une voiture de sport et d'un terrain...), l'auteur arme une série de symboles incertains voire parfois interchangeables, que le lecteur se voit obliger d'investir par lui-même. Comme souvent chez notre auteur, il est préférable avoir déjà lu du Bellatin pour apprécier pleinement ce texte. Ou pour le dire autrement, lire un livre de Bellatin c'est accepter d'avance le fait qu'il va falloir en lire d'autre, et tomber ainsi dans son piège.
Dans La journée de la guenon et le patient, il questionne d'une manière assez perverse la valeur de son écriture, cherchant à savoir où et comment elle se nourrie, postulant à la manière d'un constat d'échec qu'au fond elle n'a aucune valeur au-delà d'elle même. C'est un constat que, s'agissant d'un écrivain joueur comme Bellatin, nous ne devrions sans doute pas prendre au premier degré, même si quelque part il contient une part de vérité. Une des critiques récurrente faite à l'écrivain mexicain est celle d'écrire des textes qui une fois lus ne laissent que peut de traces chez le lecteur. Ce qui est vrais et pas vrais en même temps. Le style extrêmement froid, clinique, dépersonnalisé ainsi que le goût pour la combinatoire d'éléments totalement dépourvues de justifications narrative, s'appuyant sur une dramaturgie apocryphe ou arbitraire semble venir confirmer ce constat. Cependant, ce serait faire peut de cas de la valeur pure du texte en lui-même, sa qualité, son pouvoir de séduction. Que ressent-on nous à lire du Bellatin ? Un peu la même chose sans doute que face à certains films de Raoul Ruiz ou de David Lynch. Un mélange de fascination, d'agacement, de déroute et d'ennuis, le savant mélange impossible à cerner d'une poétique forte en action. Il y'a chez Bellatin des images puissantes que l'auteur ne cherche pas à souligner, elles sont présente au même titre que le reste. Il n'y a aucune hiérarchie dans ses textes, c'est le lecteur actif (comme l'est le spectateur de Ruiz ou Lynch) qui reconstruit lui-même le puzzle. L'auteur parfois nous lâche en route et d'autre fois nous rattrape. Il faut savoir lui faire confiance.
Il y a de toute façon quelque chose du gamin capricieux chez Bellatin, qui n'en fait qu'à sa tête, pleinement confiant en la valeur de son procédé et de sa poétique.