Exposition Turbulences
Espace culturel Louis Vuitton, 60 rue Bassano, 75017 Paris, jusqu’au 16 septembre
Du lundi au samedi de 12h à 19h et le dimanche de 11h à 19h
Entrée libre
Il ne s’agit pas d’une énième exposition comtemplative et hermétique, ayant pour seul public, les impétrants de l’art contemporain, fréquentant tant les cercles parisiens confidentiels et chics que la maison Louis Vuitton, située au rez-de-chaussée.
L’ensemble des oeuvres, par leur beauté plastique, peut toucher tant l’aficionados que le novice; nul besoin de connaître l’histoire de l’art contemporain depuis ses 20 dernière années pour apprécier le beau (n’en déplaise à certains!). A cela, faut-il ajouter un émerveillement de toute autre nature, scientifique celui-ci. Les artistes contemporains adoptent en effet une démarche empirique : tourbillons, phénomènes chimiques étranges, objets volants comme par magie, autant d’expériences jubilatoires pour le visiteur.
La Turbulence
En physique (mécanique des fluides pour être exacte et je vous l’accorde, un peu fat), la turbulence désigne un :
« mode d’écoulement d’un fluide dans lequel se superpose au mouvement moyen un mouvement d’agitation aléatoire ».
Léonard de Vinci fut le premier à employer le mot italien « torbolenza », qui désignait à l’origine les mouvements désordonnés de la foule, à ces phénomènes physiques qu’il étudia.
A la manière de l’illustre artiste italien, les commissaires de l’exposition, David Rosenberg et Pierre Sterckx, ont décidé de nous délivrer une exposition mêlant approche artistique et scientifique, beauté plastique et étonnement scientifique.
Le concept même de turbulence appelle à un certain syncrétisme. Le phénomène scientifique est instable et, dans une certaine mesure, imprévisible. Intrinsèquement, elle peut conduire à la réflexion philosophique, en remettant l’Homme et sa volonté de contrôle de la nature en question.
Toutes les oeuvres réunies à l’espace Louis Vuitton fonctionnent ainsi comme des « turbines, génératrices de processus, de structures et de formes en devenir »; l’artiste se fait ici démiurge, mais dans le même temps, il ne peut contrôler que partiellement le processus dont il est à l’origine. Cette démarche empirique, nous avons choisi de la saluer, en ne vous dévoilant aucune photo des oeuvres, vous invitant d’abord à expérimenter.
Pratiques artistiques: sciences et arts
Représenter un mouvement, un flux instable, chaotique et aléatoire, la thématique offre de multiples potentialités plastiques pour 11 artistes très différents. Chacun à leur manière, ils explorent le thème avec leur pratique artistique et leur média.
Fixer la turbulence ?
Certains artistes choisissent d’utiliser les arts plastiques dits « traditionnels ».
Loris Cecchini choisit d’arrêter le mouvement avec sa sculpture murale. Il représente un plan d’eau après le jet d’un caillou et dont la surface en porte encore les stigmates (des ondes concentriques). Si l’artiste a ici arrêté le mouvement, le spectateur est victime d’une illusion d’optique : sous nos yeux ébaubis, le mur semble prendre vie, trembler et se liquéfier…
En opposition, l’artiste Jorinde Voigt choisit de vectoriser la turbulence en mouvement, en suivant une rigueur et une logique scientifique. La musique pop ou encore le baiser sont scientifiquement vectorisés, comme si la science pouvait dompter l’émotion en la cartographiant. Loin de tout art figuratif, elle nous livre une oeuvre à la poésie troublante.
Le mouvement est bien le moteur de ces deux oeuvres.
Générer le mouvement, des artistes démiurges
Le thème de la turbulence invite à appréhender le mouvement, mais aussi à le mettre en scène, l’orchestrer et le théâtraliser pour mieux le dompter. Certains artistes prennent ainsi le contre-pied de cette phrase de Dali « le moins que l’on puisse demander à une sculpture, c’est qu’elle ne bouge pas ». Le cadre n’en reste pas moins très structuré et le caractère esthétique clairement assumé.
Elias Crespin est artiste mais aussi informaticien. Dans un cocon apaisant, la rotonde de l’espace culturel, il a chorégraphié informatiquement un ballet de baguettes métalliques, qui se meuvent dans les airs, suspendus par des fils de nylon invisibles, contrôlés par des moteurs dissimulés.
Zilvinas Kempinas, lui, ne cache rien de sa mécanique maison. Grâce à deux ventilateurs, une bande magnétique, dessinant le signe de l’infini, est suspendue dans les airs par deux ventilateurs qui lui impriment un mouvement perpétuel. La chorégraphie menace de s’arrêter brutalement à tout moment avec la chute de la bande. L’artiste détourne des objets du quotidien, leur donnant une nouvelle une nouvelle vie et une certaine forme de liberté.
Autre ballet volatil et performance équilibriste, les oranges en papier d’Attila Csörgo flottent dans les airs : pas de moteur, ni de filin ou d’informatique, ici mais de simples turbines, et une part d’aléatoire. Aussi, chacune des quasi-sphères volent différemment, l’une tournoie sur elle-même, une autre rebondit, l’autre semble en apesanteur.
Entre ordre et désordre
Si ces différents artistes génèrent le mouvement, nous avons vu qu’ils ne pouvaient le contrôler que partiellement ; le caractère immanent de la turbulence est en effet son instabilité. Il s’agit donc pour ces artistes de contrôler ce chaos, l’artiste démiurge se fait lien entre l’ordre et le désordre.
Petroc Sesti enferme la turbulence au coeur même de son oeuvre. Dans une sphère cristalline posée sur un piédestal argent, une tresse d’air agite un liquide translucide. Le tourbillon, phénomène qui dans la nature est éphémère et accidentel, est ici généré par un moteur invisible et inaudible et semble vouloir absorber l’espace.
Autre oeuvre étonnante avec Sachiko Kodama et pourtant moins spectaculaire à première vue : dans une large assiette dorée, un étrange liquide noir est surplombé de deux petites tours. De temps à autres, comme par magie, des piques apparaissent. Avec des impulsions magnétiques, l’artiste fait réagir le liquide ferromagnétique (étant également physicienne, elle a elle-même créé ce liquide), sans jamais pouvoir prévoir la réaction de ce dernier. Expérience hypnotisante, on a ici l’impression d’être dans un univers, ne répondant plus aux mêmes lois physiques. Elle crée une esthétique nouvelle, troublante et surprenante.
L’enfant turbulent de l’art contemporain, l’art numérique
Une des forces de cette exposition est de mettre l’art numérique, souvent ghettoïsé dans des espaces qui lui sont uniquement consacrées, au même niveau que les autres formes d’art contemporain.
Miguel Chevalier participe à cette réconciliation, en rendant hommage à Jackson Pollock et à l’ « action painting » avec ses Pixels Liquides qui inaugure l’exposition. Si, comme on l’a vu, certains artistes génèrent la turbulence, Miguel Chevalier attribue ce rôle au visiteur. L’oeuvre atteste du goût de l’artiste pour les réalités virtuelles génératives ; nous avions déjà vu précédemment ses Fractal Flowers et leur jardin génératif, il ajoute ici l’intéractivité. Des touches de couleurs, se déplaçant de manière autonome, sont projetées sur un rideau de fil ; au passage du visiteur, de nouvelles traînées de couleurs apparaissent qui se mélangent et fusent progressivement avec le fond de couleurs. le spectateur devient la « turbine » génératrice de turbulence.
L’oeuvre de Ryoichi Kurokawa, autre figure majeure de l’art numérique, est toute autre : elle nous invite à sonder le monde réel. Dans une petite pièce plongée dans l’obscurité, avec un son entêtant, une ligne d’horizon parcourt les 5 panneaux, dont les écrans diffusent des photographies de paysage tantôt solidaires des autres écrans, tantôt solitaires. La ligne d’horizon est parfois perturbée, se décomposant en noise (procédé de 3D bien connu). Les images disparaissent pour laisser place à un fond noir où seul se distingue la ligne d’horizon décomposée. Puis une fulgurance, une autre image apparaît brutalement, puis une autre, la ligne se calme, s’apaise, la même image reste à l’écran alors que l’écran voisin s’emballe. L’oeuvre immersive, mêlant vidéo, photos et sons, se fait rythme et tension permanente entre le visible et l’invisible, nous proposant d’entrevoir les flux qui agitent notre monde.
Le réel, l’oeuvre de Pascal Haudressy l’interroge bien différemment. Il invite à entrevoir un réel pluriel en pleine mutation, enrichi ou perverti par l’irruption du numérique. On a pourtant l’impression d’être face à une simple sculpture représentant une branche… qui bouge (?!). L’exposition Ricard aurait-elle laissé des traces? En s’approchant, on découvre que les ramifications sont bien en léger mouvement, comme soumises à une brise, car elles sont projetées en vidéo, seule la branche principale est présente physiquement. Si l’on s’approche davantage, on se rend compte que ce que l’on prenait pour une branche est en réalité un neurone en pleine action. Mise en abîme du mécanisme neuronal de l’illusion, dont nous avons été victime? Questionnement sur le devenir et la place du cerveau humain, à l’heure où de puissants ordinateurs parviennent à effectuer des calculs impossibles par les cerveaux humains et où l’utilisation d’internet amenuiserait les capacités de réflexion humaine?
Interroger le virtuel et les technologies numériques, c’est également ce que fait Angela Bulloch avec ses pixels pervertis. Dans ces cubes, au moyen de 3 néons de couleur rouge, vert et bleu (les couleurs primaires en numérique), sont produits près de 16, 7 millions de nuances de couleurs, soit bien plus que l’oeil humain ne puisse distinguer. Cette réalité augmentée, virtuelle et autogénérée ici, restera donc toujours infiniment limitée par notre nature humaine.