Dans quel monde, dans quelle époque, vit-on, pour que ce ne soit plus, aujourd’hui, l’injustice qui indigne mais la révolte contre cette même injustice qui offusque et scandalise ?
Le déferlement de haine que suscitent depuis quelques jours les marches du 13 août a de quoi rendre chaleureuses et bienveillantes les atmosphères suffocantes des plus grands classiques de la dystopie. Les cerveaux n’ont jamais été aussi ubéreux ni les esprits aussi tatillons pour disséquer, anatomiser, scruter, dans les moindres détails, chaque particule infinitésimale d’un évènement d’actualité. Si cela portait au moins sur le fond de la question, sur la substance, nous en sortirions tous grandis. Mais ces derniers jours le superflu n’aura jamais paru aussi nécessaire. Depuis les fausses polémiques sur l’organisation, jusqu’aux aisselles d’une participante, en passant par les éternelles balourdises faussement spirituelles mais foncièrement misogynes, le mot ordre semble être sans équivoque : tourner la marche du 13 août en dérision et en abâtardir le sens.
On a ainsi beaucoup parlé de l'illégitimité des quelques milliers de participants à la marche de Tunis à représenter toute la Tunisie. Mais qu'est ce qui ne représente pas toute la Tunisie au juste ? Leur statut socio-économique ? Je ne sais pas comment on a pu déterminer celui de toutes les personnes qui ont manifesté ce soir-là, ni à quel moment de l'année Tunis avait détrôné Zurich. Leur situation géographique ? Il y a eu une grande marche à Tunis, mais il y en a eu aussi dans plusieurs autres villes. Par ailleurs, véhiculer l'idée que ce qui se passe à Tunis ne concerne qu'une élite Tunisoise ethnocentrique c'est oublier bien vite le fameux "النزوح الريفي" qui a bercé nos douces années d'écolage. Leurs revendications ? Si l'égalité des sexes avait été une notion pleinement intégrée par tous les Tunisiens, elle serait déjà inscrite dans la constitution. Qu'une partie de la population estime que la femme ne mérite pas plus qu'un statut d'"animal de compagnie privilégié de l'homme", ne fait que rendre ce combat plus déterminant pour l'avenir de la Tunisie.
Par ailleurs, si les personnes qui revendiquent l'égalité des sexes sont marginalisées, car ne représentant pas toute la Tunisie, pourquoi celles qui souhaitent maintenir les femmes sous le joug du patriarcat, seraient, elles, légitimes, alors qu'elles sont loin de faire l'unanimité ? Quand bien même cette partie-ci de la population serait majoritaire, depuis quand faut-il demander la permission au plus grand nombre pour mener des combats nobles (car oui se battre pour l'égalité et la justice est noble, même quand cela concerne "la femme") ? Depuis quand être majoritaire signifie-t-il avoir raison ? Faut-il vraiment reprendre cet argument facile qu'est l'élection démocratique d'Hitler ? Et d'où vient ce clivage distinguant d'un côté une poignée de "citadines nanties" assoiffées de justice et de liberté, comme s'il s'agissait là de la dernière coquetterie à la mode, et la majorité de "paysannes démunies", confortablement installées dans la soumission. Si telle est la réalité de notre société, dans quel groupe alors faut-il placer les Souad Abderrahim et autres Mehrzeya Laâbidi ?
Parallèlement, ces "pauvres" seraient-elles des bêtes primitives bien trop ignorantes et incultes pour prendre toute la mesure de l'injustice dont elles sont victimes et comprendre l'intérêt de bénéficier de tous leurs droits ? Elles qui sont les premières concernées par la déscolarisation précoce, la pauvreté, la précarité, le chômage. Elles qui, quand elles travaillent, acceptent des conditions avilissantes, parfois inhumaines, pour subvenir aux besoins de leur famille, tout en endossant stoïquement le rôle d'exutoire au courroux d'un mari aigri. Elles qui, en plus de la dureté de leurs conditions de vie, subissent le fardeau écrasant des traditions, cracheraient-elles vraiment sur un modèle de société juste et égalitaire ?
Il reste évidemment l'argument des mœurs, des usages, de la mentalité, et du choix de s'y conformer. D'une part, même si le bruit familier des chaînes est pour certains rassurant, nous ne pouvons traîner indéfiniment le poids d'un passé opprimant. Nous ne pouvons pas à la fois encenser le printemps arabe, l'éveil démocratique, et la soif de justice, et nourrir intérieurement une complaisance nostalgique envers ces inégalités héritées d'un autre âge. D'autre part, que certains et certaines, trouvent plaisir à tenir des rôles stéréotypés de domination et de soumission dans leur vie quotidienne, qu'ils soient même portés sur certaines pratiques, c'est leur plein droit, mais cela ne relève que de leur vie privée. Que certaines femmes soient émoustillées par la rudesse d'un mâle rustique, qu'elles jouissent à l'idée de n'être que de faibles créatures sans défense, et qu'elles veuillent, pour s'épanouir, se désister de leurs droits, grand bien leur fasse, mais cela reste un choix de vie personnel. Or on oublie trop souvent que lorsque l'on parle d'égalité des sexes, des droits des femmes et de la pleine citoyenneté, on entend par là le regard que doit porter l’État sur chaque citoyen. Il ne s'agit donc pas des tendances et pulsions des uns et des autres, mais bien du respect de l'égalité et de l'équité entre tous les citoyens, quel que soit justement leur choix de vie. Quel délire alors que de vouloir faire des envies individuelles et subjectives de certains, une règle générale et un modèle immuable sur lesquels s'aligneront les générations futures !
Alors oui, au cours de ces marches, toutes les femmes présentes n'étaient pas des beautés renversantes. Mais était-ce un défilé de mode, ou est-il impossible, même lorsque l'on parle d'égalité des sexes, de ne pas réduire la femme à un simple objet de chair ? Oui, certains slogans n'étaient pas des plus élégants. Mais le mépris et l'injustice ne sont-ils pas autrement plus révoltants ? Oui, il y a eu la présence notable de partis politiques et d'associations. Mais n'est-ce pas le contraire qui aurait été inadmissible ? N'est-ce pas leur rôle de prendre clairement position sur ces sujets-là, d'engager le débat et d'appeler à la mobilisation ? N'est-ce pas plutôt le silence de plomb de certains qui est hautement condamnable ? Que tout n'ait pas été tout beau, tout propre, que quelques-uns en aient profité pour travailler leur communication, n'est en rien imputable au combat-même, et cela ne change en rien l'importance du message. Il faut vraiment être de mauvaise foi et malintentionné pour décréter que ces détails futiles ont détourné la marche de ses objectifs qui sont, rappelons-le, le refus catégorique de l'article 28 et la défense du principe d'égalité absolue entre tous les citoyens tunisiens, donc entre les hommes et les femmes. La guerre est sale et laide, mais nous sommes en guerre.