Par Yves Paccalet
Le scandale de ces derniers jours, pour un écolo normalement constitué, c’est bien sûr la déclaration de José Bové sur « le » loup. En substance : amis éleveurs, tirez sans sommations si ce maudit prédateur menace vos troupeaux. Contre la loi, contre la logique de la biodiversité, contre les contes et les rêves de vos enfants…
Je vous joins ci-dessous l’éditorial du numéro spécial de la revue Terre sauvage, que nous avions consacré au loup, afin de saluer son retour dans le massif du Mercantour, en 1992. Le texte date de mars 1994. Je ne vois pas ce que j’y changerais, sauf à me montrer plus radical encore en faveur des loups, et par la même occasion de tous les grands animaux qui gênent quelqu’un quelque part, et dont les Bové nous enseignent qu’il faut les éliminer jusqu’au dernier. Remarquons que c’est ce qui arrive : nous autres, hommes, nous tuons les loups un peu partout, les requins à la Réunion (et ailleurs), les lions, les tigres, les ours, les hippopotames, les éléphants, les dauphins (qui mangent le poisson des pêcheurs), etc.
Nous serons bientôt parfaitement heureux en compagnie de nos commensaux ou de nos parasites : les rats, les pigeons, les cafards, les mouches et les moustiques…
Le loup est irréfutable
Alexandre Vialatte, chroniqueur auvergnat, allait répétant que l’éléphant est irréfutable. J’en dirais autant du loup. C’est un animal prouvé, au contraire de la Licorne, de l’Hydre et du Catoblépas. De l’Ouroboros, du Barometz et du Léviathan.
Il existe. Il remonte à la plus haute Antiquité. Il est vif, rusé et coruscant. Parfois hirsute. Il vous considère de ses yeux jaunes, pas forcément pour vous manger mon enfant, avec ses grandes dents et son bonnet de mère-grand. Il exhale une évidence logique et biologique. Zoologique. Morale. Quasi métaphysique. Il ne saurait être révoqué du monde, ni par le ministère du Gibier et des Accidents de Chasse, ni par l’Office national du Ski et des Fractures ; pas davantage par le syndicat de la Chevrotine ou le groupement des Immeubles de Béton dans la Montagne. À moins que l’homme ne décide de se supprimer lui-même de la surface de la Terre.
Le loup est irréfutable… Quiconque, une fois dans sa vie, a vu palpiter ses narines et frémir ses babines ; quiconque a dressé l’oreille vers les mêmes bruits de la forêt et échangé avec lui ne serait-ce qu’un regard furtif, devient une autre personne. Ou plutôt redevient ce qu’il fut avant l’invention du ministère des Accidents de Ski et des Balles de Carabine. Le loup et l’homme sont des bêtes sauvages, mais civilisées, composées de la même substance physique et passionnelle. Pétries de lait, de chair, de sang et de longs hurlements sous la Lune. Il suffit que ces deux mammifères s’aperçoivent, au coin du bois, pour se remémorer leur lointain cousinage. Ils occupent des niches écologiques analogues : grands prédateurs quand l’occasion se présente, amateurs de biftèque, ils font leur ordinaire de petits animaux et de plantes : mulots ou lapins ; escargots ou grenouilles ; myrtilles ou framboises…
L’homme y rajoute du pomerol ou du Coca-Cola, selon ses moyens et son degré de civilisation.
Les deux animaux s’organisent en familles et en clans. Ils forment, les uns des bandes, les autres des villages ou des partis politiques. Ils se parlent dans un langage chanté-modulé qui donne le frisson, l’hiver, dans le Grand Nord ; ou, le soir, à la Scala de Milan. Ils se caressent, se reniflent, se lèchent, se bécotent, respectent des codes compliqués, marquent leur territoire, se prosternent devant le chef, subissent la concurrence et s’envoient des coups de dents dans le dos de l’arbitre. Certains pratiquent l’altruisme. Quelques-uns imposent la terreur en arborant une petite moustache. Beaucoup passent leur vie la queue basse.
Je ne me sens nullement loup pour l’homme, mais loup pour le loup et homme pour l’homme. Il m’arrive d’être homme pour le loup. Je me demande si le loup s’en félicite. Je constate, simplement, que l’homme et le loup ont des destins qui se croisent. Canis lupus et nous-mêmes partageons, depuis le Paléolithique, trop d’histoires et d’anecdotes, trop de légendes et d’aventures vécues de part et d’autre de la lisière du bois, pour que la cohabitation cesse faute de loups. Qui accepterait la mort de son frère ? Qui voudrait porter le nom de Caïn ? Depuis le Moyen Âge, nous exterminons nos semblables aux yeux jaunes. Nous les traquons, nous les piégeons, nous les empoisonnons, nous jetons les survivants au désert ou dans les vallées les plus reculées. Nous comprenons à présent que c’est une erreur écologique. Davantage : une faute morale. Un crime contre l’esprit. Presque un péché. Non seulement le loup est irréfutable, mais il est nécessaire. Si nous ne réussissons pas à lui faire un peu de place sur cette planète, cela voudra dire que nous n’en aurons plus pour nous-mêmes et pour nos enfants. Pour nos oeuvres, nos aventures, nos mythes, nos poèmes, nos symphonies, nos peintures, nos rêves – bref, pour ce qui nous a fait hommes avant que nous n’inventions l’Administration des Immeubles et Fusils Réunis.
Demain, je marcherai dans la montagne. Je grimperai la pente sur la trace des loups revenus en France. Je chercherai dans la forêt, je pisterai dans les alpages. Je veux croire que l’un d’eux daignera me regarder de ses yeux jaunes. Je lirai dans ses prunelles la sauvage nécessité des hurlements sous la Lune.
Yves Paccalet (www.yves-paccalet.fr)