Collision de paysages intérieurs et extérieurs

Publié le 14 août 2012 par Comment7

À propos de : John Dewey, Expérience et nature, Gallimard 2012 – Vera Lutter, Carré d’Art à Nîmes – Vélo dans les Cévennes….

Revivre mentalement une occurrence matinale, traversée presque sans y penser, celle d’un départ, d’un commencement, donc une illusion, un trompe l’œil géant. Et, après coup, insatiablement,  gratter le souvenir de cet instant scintillant, parfait de n’avoir été pratiquement pas défloré, exhumer le plus précisément possible de quoi il était fait – ou de quoi il continue à être fait, sans moi, voici déjà un problème de temps et de conjugaison -, en moi, autour de moi, entre les deux, me rendre compte qu’une photo intense en a été tirée, enregistrant des éléments qui échappent à la conscience immédiate, et qu’elle s’impressionne lentement, photo toujours en train de se faire. Les formes, les ombres, les lumières continuent à bouger matériellement en moi, confondues avec d’autres particules, le précipité n’est toujours pas reposé, définitivement fixé. À chaque fois que j’y reviens, des détails émergent, s’assemblent et font que l’ensemble gagne en netteté, tout en restant inaccessible à une vision exhaustive. À chaque nouveau tirage, l’adéquation avec ce que j’ai éprouvé s’affine en fulgurances partielles, qui peuvent s’exclure mutuellement, êtres contradictoires, j’ai envie de crier « c’est exactement ça, j’y étais, oui » mais la précision de la description devient quasi irréelle, pouvant être soupçonnée d’être inventée après coup, artificiellement. Je bute ainsi sur ce diaphragme entre monde intérieur et environnement, cette zone d’échanges où l’on a l’impression que « ça » pense à travers nous, que les choses vues nous prêtent leur réflexivité, ou qu’elles absorbent et rejettent dans l’atmosphère le même souffle dont sont faits nos propres états d’âme, et qu’ainsi l’on est indubitablement hors de soi dès qu’immergé dans la nature et d’emblée hébergeant d’autres entités, animées, inanimées, mais en tout état de cause, agissantes. Il était tôt à chaque fois – car cet instant est répétitif, multiple – et c’est avant tout un paysage d’ultime endormissement, près du réveil, ces dernières secondes du sommeil où la perméabilité entre rêve et réalité est magique, baignées d’une clarté surnaturelle. Il n’y a que de faibles bruits, presque abstraits, qui crèvent le silence comme des bulles, au fur et à mesure que le rayonnement orange du soleil envahit la garrigue, éclaire au loin les premières lignes des Cévennes, s’étale sur les faces rocheuses, survole les forêts partiellement brumeuses, reflue devant les combes toujours bleues.

« (…) il n’est pas juste ou pertinent de dire « je fais l’expérience de » ou « je pense ». on dirait plus justement, « ça » fait une expérience ou « ça » pense. L’expérience, en tant que cours organisé d’événements dont chacun a des propriétés et des relations spécifiques avec les autres, survient, arrive, advient, et c’est tout ce qu’on peut en dire. Parmi et dans ces occurrences, et non en dehors d’elles ou de manière sous-jacente, se trouvent ces événements qu’on appelle un soi. Dans certaines circonstances particulières et pour des raisons particulières, ce soi, qui peut être décrit objectivement, exactement comme peuvent l’être les bâtons, les pierres et les étoiles, prend en charge l’administration et la maintenance de certains objets et de certains actes au cours de l’expérience. » (John Dewey, Expérience et nature, 1915, Gallimard 2012)

J’enfourche le vélo – mais on pourrait parler d’emboîtement réciproque -, il y a une légère pente, je me laisse aller, ça part tout seul, je me coule dans la position la plus harmonisée avec celle de la mécanique, jambes, bras, nuque, bassin, et ce n’est pas l’image d’une bicyclette que je retiens mais celle du sillage d’un canoë s’éloignant de la berge et pour rejoindre l’ascendance du courant, un continuum. Silence. J’ai en tête le circuit  – mais pas seulement en tête, dans tout le corps dont les tripes épousent anticipativement les méandres cartographiés comme s’il s’agissait d’une énigme à digérer pour accéder à un autre niveau de conscience -, que je veux ou plutôt que je rêve de parcourir et d’avaler, d’incorporer, sans avoir aucunement la certitude de disposer de l’énergie nécessaire pour en venir à bout, sans avoir mesuré si l’objectif était à portée ou chimérique. C’est une inconnue. Chaque tour de roue, comme le fouet dans une sauce à faire prendre, contribue à donner consistance à l’incertitude et à la fragilité qui motivent l’organisme à aller de l’avant. Je ne suis pas sanglé dans un déguisement de sportif qui « va faire » tel ou tel col, étanche à toute logique autre que celle de la performance cycliste. Il y a certes cette dimension que l’on appelle de défi et qui inclut une part de remise en jeu de soi. C’est jouer avec son point d’instabilité. Tirer parti de ce qui va rester stable, acquis, et savoir exploiter, forcément en improvisant, l’énergie brute de ce qui déstabilise, les effets d’un effort trop long et trop conséquent, la fermentation obsessionnelle du mouvement régulier, les imprévus de l’émotion due à la configuration saisissante du terrain, mais aussi, au cours de ces longues heures de face à face où l’on rumine ce dont on est fait, où l’on repasse en boucle les faits saillants de sa biographie, des trouvailles sont possibles, de nouvelles interprétations qui modifieraient points de vue et perception de soi. En s’immergeant dans cet inconnu, pointe l’hypothèse anxiogène autant qu’énergisante d’être bouleversé, physiquement et psychiquement, de voir son paysage intérieur profondément transformé par divers glissements de terrains imprévisibles, selon des causes internes, externes ou conjuguées, vers le bas comme vers le haut.

L’air est frais, une douce humidité invisible pulvérisée par les plantes, c’est un don, un enduit protecteur en prévision des fortes chaleurs qu’encaissera l’organisme au retour, fin d’après-midi. Premier coup de pédale. Deux trois huppes s’envolent du bord du chemin. Les aurais-je vues si elles n’avaient pris la fuite ? Elles louvoient, montent et chutent comme traversant des trous d’air, s’amusant à déstabiliser le regard qui les suit, puis se planquent dans une épine du Christ fleurie, un chêne, derrière une touffe d’herbes rousses. La plus proche, celle qui a démarré quasiment sous mon pneu, perd une petite plume, jetant un regard en arrière, un signe. Je me suis arrêté et baissé pour recueillir l’infime trophée qui ne pèse rien. Ce n’est pas l’élément le plus prestigieux de la parure, juste une petite plume modeste, mais qui me plaît. En d’autres époques et d’autres personnes, n’y aurait-on pas vu un présage ? Même si, évidemment, je ne peux pas croire vraiment en ces transferts irrationnels, je réactive la trace géologique de temps où ces superstitions avaient du sens et, sans pour autant régresser vers ces manières de penser, je me dis qu’elles contenaient une part de vérité et dès lors je sais que, quoi qu’on dise, j’emporte l’esprit de l’oiseau qui m’aidera à voler, à me surpasser et franchir les crêtes montagneuses, très loin là-bas dans le paysage. (« Quand on l’examine à nouveaux frais, la preuve, souvent alléguée, en faveur de l’idée que les animaux inférieurs et dépourvus de langage pensent se révèle la preuve que quand les hommes (organismes dotés du pouvoir de parler) pensent, ils utilisent les organes d’adaptation que les animaux inférieurs utilisent aussi et donc reproduisent largement en imagination des systèmes d’action animale.» John Dewey, Expérience et nature) Sans doute n’étais-je pas le seul ce jour-là à emprunter cette tournure de l’esprit ; à Meyrueis, je vis débouler sur une petite place de la ville, en provenance de l’impressionnant Causse Méjean, un rescapé claironnant du désert là-haut à midi, un cycliste qui avait piqué dans son casque de grandes et fantasques plumes – le volatile ne devait pas être banal -, ça lui faisait un fier et drôle panache de « chevalier «  à la parade, agité par le vent.

« presque à mes pieds un de ces petits oiseaux s’envola me faisant sursauter crrrlirlirlirlui tire-ligne comme une pierre grise filant en ligne droite lancée par une fronde puis son vol s’infléchit remonta s’infléchit de nouveaux deux fois et il disparut » (Claude Simon, La Bataille de Pharsale).

Après coup, ces heures de muscles et de sueur, d’arrêts furtifs à l’ombre d’un arbre pour aspirer un ou deux fruit juteux, de souffles ébahis au bord des précipices, de canettes de soda vidées d’un trait dans le tabac d’un hameau – seules circonstances où ces boissons me sont providentielles -, de solitude idéale dans les chemins en lacets fantasques d’un causse à la fois radieux et tourmenté – parce qu’épousant la dramaturgie d’un terrain accidenté, comme bombardé –, et où je pus lire soudain sur un banal panneau de signalisation ce que je sentais perler enfin en moi, « Le Bonheur », du nom d’une rivière s’engouffrant un peu plus loin dans l’abîme-, sont nettoyées, immaculées, disparaissent et reviennent en plages temporelles d’une pureté inaccessible, de la plus belle eau limpide, comme si, là-bas, là-haut, je n’y avais jamais été autrement qu’en songe, doutant alors toujours de détenir de manière stable, acquise, la force de grimper et parcourir autant de routes pentues (selon mon appréciation et mes limites). Ainsi de la route après Saint-André de Valborgne vers Rousse qui s’élève sur les flancs du massif de l’Aigoual en sinuant jusqu’à faire perdre le sens de l’orientation, comme pour empêcher de retrouver son chemin, de pouvoir revenir et revivre une deuxième fois la respiration ascensionnelle, transformatrice, que la déclivité oblige d’épouser, jusqu’à, donc, ne plus se situer exactement, ne plus en voir le bout (« ça va grimper encore pendant combien de kilomètres ? ») et soudain, en récompense, l’apparition d’un rapace immense, un spécimen rare que je pense être un aigle et dont au fil des jours je vais remettre en question la véracité, « étais-ce bien cela ? », au point de détricoter la réalité même du fait d’avoir été à cet endroit-là, à ce moment-là et d’avoir été visité par oiseau hors du commun. Mais je sais que j’ai mis pantois pied-à-terre pour saluer le spectacle majestueux, admirer l’immense envergure aux rémiges écartées du planeur solitaire, en profiter pour téter béat le bidon, avant de repartir de plus belle. Appartiennent aussi à la matière des songes, l’excitation et l’angoisse en abordant des étendues d’une aridité autant inhospitalière que chatoyante, magnifiques, raides, couvertes de mousses et d’herbes rases jaunes ou roses, hérissées de roches nues et devant quoi je me suis demandé comment, dans un tel décor, une route pouvait subsister au-delà du tournant qui la dérobe et continuer son office, comment surtout oser s’aventurer sur une telle voie où l’on ne peut à son tour que disparaître ? Particulièrement aussi, les stations aux embranchements et carrefours où vérifier, tout en entendant au loin les cloches des troupeaux errants, que ces routes relient bien des points précis, avec des panneaux proposant divers itinéraires conformément à ce que l’on peut lire sur la carte, endiguant le sentiment d’avoir abouti « nulle part »,. Dans le même registre, les répits où l’on regarde en arrière, suivant entre les arbres, sur les versants abrupts, le zigzag vibrant des kilomètres que l’on vient d’avaler et qui rassure quant à la possibilité de pouvoir rebrousser chemin. Et était-ce bien moi sur cette petite place écrasée de chaleur, tous les volets du village clos, où je m’arrête excité et stressé après une descente vertigineuse – les freins serrés à bloc, jusqu’à la crampe, et le vélo continuant à filer dans les virages sans parapets -, sous le platane couvrant le glouglou d’une fontaine et où, devant une maison baptisée « bibliothèque », une femme lit sur un banc, sa petite fille à côté d’elle s’ennuyant de cette sieste, dévisageant l’inconnu muet qui vide sa gourde tiède sans oser interrompre la torpeur ?

L’agitation intellectuelle et émotive suscitée par un paysage ne peuvent se borner à la consommation à distance, pour une jouissance individuelle, circonscrite et instrumentale, d’objets achevés, là une bonne fois pour toutes, passifs. C’est l’interaction avec les formes de la nature, spécifiques à tel ou tel terroir, qui émeut, crée un choc et déclenche ou ravive dans la pensée, quelque chose nous concernant, logé en nous et qui pourtant dépasse notre historicité, quelque chose de bien antérieure et qui nous survivra au-delà de l’imaginable, en se transformant encore, voire devenant méconnaissable. Un continuum et non une image fixe. Et, probablement, même si pour un profane comme moi, cela ne signifie pas grand-chose de précis, est-ce l’histoire de ces formes qui touchent et éveillent les sentiments, communiquent une exaltation diffuse, comme si ces choses étaient toujours en train de bouger, vibrer, évoluer et que c’est cela que réceptionnait notre émotion, des ondes fossiles de ce qui a eu lieu. Nous en n’embrassons du regard qu’une infime étape à leur échelle, sur laquelle notre temporalité accélérée, mesquine, semble surfer. C’est dans Découverte naturaliste des garrigues de Luc et Muriel Chazel que je m’arrêtai de manière plus concrète à cet aspect des choses, parce que j’y reconnus la description d’une part de ce qui m’aimante dans l’apparence des garrigues, ce qui me pousse à les regarder, les parcourir, ce qui me donne du plaisir à en éprouver les accidents qui les délimitent ainsi que les reliefs qui font transition avec les vallées cévenoles, avant de les retrouver aux sommets, selon une version encore plus fascinante, éclatée, celle des causses. Le vocabulaire scientifique, vulgarisé par les auteurs de ce petit guide, rejoignais une partie des mots que je triturais intérieurement pour évoquer l’impact esthétique des garrigues, de la béance entre pic Saint-Loup et l’Hortus, du moutonnement des Cévennes. Le témoignage de ce qui s’y est passé – « la zone des garrigues est aujourd’hui comprise entre des zones d’intense surrection, et posée sur un substratum essentiellement composé de sédiments marins (surtout) et fluviolacustres » -, libérait les ondes de ces révolutions géologiques, climatiques, toujours actives – visibles – dans les composantes du paysage.

« (…) au début du tertiaire, la collision des plaques tectoniques européennes et africaines va produire une nouvelle chaîne de collision, baptisée chaîne pyrénéo-provençale. Cette grande chaîne s’étend vers l’est, bien au-delà de ses limites actuelles puisqu’elle est en connexion avec la Provence et englobe le grand bloc corso-sarde. Dès la surrection, les grandes structures pyrénéennes sont en place, avec la zone axiale constituée de roches métamorphiques, directement issues de l’orogenèse pyrénéenne ainsi que la faille et le front nord pyrénéen constitués par les roches sédimentaires rejetées sur les côtés. Il résulte de ce schéma une grande fréquence des phénomènes dits de « recouvrement ». Les torrents qui dévalent les pentes de cette chaîne vont déposer à ses pieds de grandes quantités de sédiments. Mais du fait de l’existence de grandes fosses marines, la partie orientale de la chaîne pyrénéo-provençale s’effondre comblant les fossés d’accumulations sédimentaires qui atteignent 4 kilomètres d’épaisseur au niveau de l’actuelle Camargue. Dans l’actuelle zone des garrigues languedociennes, on observe des terrains déplacés, surélevés et plissés en vague comme le pic Saint-Loup dans l’Hérault ou le mont Bouquet dans le Gard. » (Luc et Muriel Chazel, Découverte naturaliste des garrigues, éditions Quae, 2012)

John Dewey raconte, au début du XXe siècle, la formation de la vie intérieure, à partir des émotions nées en liaison avec des agents extérieurs, de connaissances qui se sédimentent en habitudes qui doivent être contrariées, confortées, réfutées et transformées pour qu’elles puissent accompagner l’écoulement vital. « Il peut sembler mystérieux que la pensée soit apparue, mais ce qui ne l’est pas est le fait que s’il y a de la pensée, alors elle intègre sa phase « présente » des préoccupations concernant des points éloignés dans l’espace et le temps, concernant même des périodes géologiques, des éclipses futures et des systèmes solaires lointains. » (J. Dewey, Expérience et nature) Et quand il décrit le processus géologique de la pensée, forgeant des sillons qui se déplacent, changer de formes et de directions, se chevauchent ou s’excluent réciproquement, je lis quelque chose qui fait écho à la description (sommaire) du surgissement des chaînes, des flots érodant, des effondrements montagnes et accumulations de sédiments dans les fosses marines, la fabrication d’un paysage sur le très long terme. Et je comprends mieux ce qui me remue mimétiquement quand je suis à l’assaut de tels paysages, le voyant panoramiquement, selon des antennes suppléant à l’handicap de la tête dans le guidon, et l’éprouvant surtout à la seule force des mollets et du muscle cardiaque, en épousant les reliefs, les strates, les odeurs, les bouffées de chaleurs agressives ou les couloirs d’ombrages reconstituants, vivant à son rythme, adaptant la respiration aux réfractions de ce qui fut, ici.

« Il peut sembler paradoxal que l’augmentation du pouvoir de former des habitudes signifie qu’augmentent aussi l’émotivité, la sensibilité, la réceptivité. Ainsi, même si nous pensons les habitudes dans les termes d’un sillon, le pouvoir d’acquérir de nombreux sillons dénote une grande excitabilité et une très haute sensibilité. C’est de cette façon qu’une vieille habitude (ou, en exagérant, un sillon profondément creusé) forme un obstacle pour le processus de formation de nouvelles habitudes, tandis que la tendance à en former de nouvelles scinde certaines des anciennes. Il provient de ces phénomènes de l’instabilité, de la nouveauté, l’émergence de combinaisons imprévisibles. Plus un organisme apprend, plus les premiers termes du processus historique qui est le sien sont conservés et intégrés dans sa phase récente, et plus il a à apprendre, et ce afin de se maintenir en mouvement, afin d’éviter la mort et la catastrophe. Si en outre l’esprit entre en jeu comme processus vital, ou comme instance d’enregistrement de conservation et d’utilisation de ce qui reste des étapes passées, alors il doit posséder les caractéristiques empiriques comme : être en écoulement permanent, en changement constant, tout en ayant un axe et une direction, des liens, des associations aussi bien de nouveaux débuts, des hésitations et des conclusions. » (J. Dewey, Expérience et nature.)

La jubilation de sentir que les jambes et le cœur tiennent le coup – sont faits pour ça -, au fil des kilomètres et des épingles à cheveux, se soutient d’une activité mentale intense, sans langage articulé et raisonné, repliée et répartie en des images auxquelles s’accrocher pour tenir, ralentir la combustion des réserves, une activité qui recherche associations et nouveaux débuts, production d’oxygène, puisant dans des concrétions symboliques semblant être là depuis toujours. Peu de choses, en fait, des vestiges, mais ressassés, examinés sous tous leurs angles, comme des énigmes, les éléments d’une charade, se chargeant de significations explicites passées, présentes et futures. Le souvenir d’une lumière rasante sur les murs crépis d’un village endormi et des ombres qui s’y accrochent. Une feuille suspendue à un fil dans un bosquet et qui tourne comme un pendule, hélitreuillée peut-être par un insecte invisible ou une araignée embusquée. Une guêpe posée sur l’eau, une bulle d’air à l’extrémité de chacune de ses pattes, son ombre évoquant un trèfle porte bonheur. Une clairière et son rideau d’arbres que je pourrais regarder des heures. Dans ces journées intenses où le régime de dépenses physiques me conduit en des états d’exception (selon ma constitution), le corps sportif est doublé d’un corps porté par des ailes, se déplaçant comme un filet à attraper les métaphores, une usine bricolant des conjonctions entre plusieurs autres activités métaphoriques, en ébullition lente, pour échapper au danger d’asphyxie musculaire. Et cette image d’usine, bien que productrice de métaphores, n’est pas qu’idyllique.

Vision d’usine chez Claude Simon surgie de la profonde activité géologique du paysage : « usine qui semblait pivoter lentement sur elle-même assemblage compliqué de passerelles de tuyaux de tours d’acier de poutrelles de cubes et de cheminées le tout d’un brun rouille dans les près verdoyants comme si elle avait surgi entourée de son asphyxiant nuage de vapeurs brûlante et minérale des épaisseurs profondes de la terre dans un sourd fracas de choses concassées calcinées lentement écrasées par le poids de millions et de millions d’années forêts englouties pétrifiées fougères de pierre animaux poissons aux arêtes de basalte obscure gestation dans le ventre de comment s’appelait cette monumentale déesse aux multiples mamelles d’argile et de rochers qui donnait au père dévorant des cailloux enveloppés de langes… » (Claude Simon, La bataille de Pharsale, Gallimard)

Cette perception de l’activité métaphorique du corps se renforçait par la découverte toute fraîche d’une artiste, Vera Lutter, exposée à la Maison Carrée (Nîmes) et qui ne cessait de m’impressionner. Son matériau de prédilection est la photographie selon la technique du sténopé. Cette manière de faire implique un engagement in situ conséquent, une pratique de l’exposition lente et longue, une immersion dans l’image en train de se prendre et, quasiment, le fait d’être traversé par ce qui des choses, via la lumière, migre physiquement vers ce qui devient une photo. Elle installe de grandes boîtes tapissées de papier photosensible dans les lieux qu’elle veut photographier – des usines, des places de Venise, un atelier aéronautique, des monuments -, et lentement, les rais lumineux d’intensité variable selon les surfaces qui les réfléchissent, pénétrant dans ces chambres obscures par les orifices réservés à cet effet, sculptent en négatif inversé, le portrait du lieu. Le processus s’étale sur plusieurs jours, voire plus. L’artiste intervient directement dans la boîte photographique pour occulter les éléments suffisamment révélés, décider de prolonger le travail sur les zones encore trop vagues. Elle a pratiqué de même avec son atelier à New York, chaque fenêtre transformé en sténopé pour enregistrer lentement le rythme urbain et ses changements de visage. Certains de ces travaux sont ensuite redisposés dans les lieux mêmes qu’ils ont captés pour être rephotographiés dans leur contexte, ce qui conduit à des superpositions troublantes d’images et de temporalités qui désorientent le regard. D’autre part, elle a réalisé une installation vidéo, One Day, pour laquelle elle a installé une caméra fixe face à un coin de nature ordinaire, incluant un rideau d’arbres, durant 24 heures, enregistrant le passage du jour et de la nuit, la variation des lumières, des bruits et chants d’oiseaux. Photo et field recording. Parcourant les Cévennes de col en col, je n’ai cessé de ressentir mon organisme comme une articulation de sténopés-organes, sténopé-bras, sténopé-cuisses, sténopé-yeux, sténopé-oreilles, sténopé-mais, sténopé-genoux, sténopé-ventre… captant les lumières qui doivent venir frapper le fond tapissé de cellules sensibles, ces lumières progressant lentement et, avec le déplacement du vélo, se mélangeant, cultivant le flou, n’ayant pas encore toutes atteint leurs objectifs, deux ou trois semaines après. Du reste, cela ne fonctionnait pas à sens unique, de l’extérieur vers l’intérieur comme si le but, trop simple, était de conserver une image fidèle du lieu des vacances. Du centre vers la périphérie, agités par la dépense physique inhabituelle, des flux irradiaient mes organes-sténopés et essayaient de fixer l’image de ce qui s’agite dans les fonds intérieurs. Pus exactement, il y avait une tentative de croiser les deux courants de faisceaux lumineux pour superposer paysages intérieurs et extérieurs. Simultanément aux efforts que je produisais pour impulser le mouvement et rester attentif à la prise d’images, je ne cessais de m’imaginer dans une immobilité improbable,mimant la caméra de Vera Lutter, 24 heures durant, face au rideau d’arbres délimitant ma clairière, dans une volonté de faire corps avec cet espace, m’imbibant fibre à fibre, jusqu’à la pétrification, de ses moindres nuances de luminosité, de couleurs, de musicalité. Être comme ces entrailles profondes de la terre qui absorbent, transforment et recrachent. C’est au cours de ces méditations sur cette clairière, l’enfouissant en moi jusqu’à atteindre un site qui, en miroir, ne cessait de l’appeler. Resurgit alors consciemment le paysage qui, sous-jacent à celui présent sous mes yeux physiques, attisait ma fascination. En plus petit, la clairière et son rideau d’arbres tiré dans la garrigue imitaient le genre d’horizon que j’avais sous les yeux, enfant en Afrique, et qui une fois fut gagné par un feu de brousse au grand émoi de tout le village. (Pierre Hemptinne) – Vera Lutter -


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