(…) En mars 1952, le Journal of Finance mit sous presse une étude universitaire de quatorze pages, « Portfolio Selection », qui fera la gloire d’un doctorant de Chicago, Harry Markowitz : dix
années plus tard, cette adresse deviendra la théorie moderne du portefeuille. L’idée force de Markowitz fut de lier la rentabilité au risque pour isoler à chaque fois un portefeuille optimal, le
plus adapté aux vues de l'investisseur, selon que celui-ci briguerait un rendement maximal pour un risque donné ou un risque minimal pour une rentabilité cible. Le hic était la mesure : chaque
étape du calcul ajoutait au trouble, d'inconnues en hypothèses, vers d'improbables applications (…)
survinrent, comme Harry Markowitz ou Paul Samuelson, qui accréditèrent le songe que le risque pouvait être mathématiquement maîtrisé. Le Dow Jones embraya ; à partir de 1954, un
modeste boom naquit outre-Atlantique de ce regain de confiance, dans un climat économique propice, et la décennie qui suivit alterna hausses spéculatives et chutes modérées. De jeunes analystes
apparurent à l’unisson, les Go-Go boys, dont on attribua bientôt les succès, globalement peu contestés par les Marchés d’alors, à une approche
atypique et plus contemporaine des choix d’investissement, bref, à un ressenti plus aigu du fait boursier 1. L’époque avait changé, les méthodes avaient changé,
et c’eût été assurément commettre un péché d’anachronisme que de comparer les pratiques d’avant-krach avec la nouvelle modernité. Comme toujours, la mémoire oublieuse et le goût spéculatif
scellèrent les temps anciens.
En mai 1955, US News and World Report écrivit : « Une fois de plus ce sentiment d’être dans une ère nouvelle nous envahit. Les gens sont confiants, l’optimisme est partout et les inquiétudes sont oubliées 2 ». Le Dow Jones s'apprécia, et sa hausse, quasiment à l’à-pic, fut remarquable entre 1963 et 1966 ; un panégyrique, paru en 1965 sous le titre « Une nouvelle génération de gestionnaires d’argent », célébra la gloire d’une quinzaine de spécialistes, tous trentenaires, qui cassaient la baraque 3. Ces fameux Go-Go boys, ainsi nommés parce que leur politique de placement était aussi endiablée que le rythme auquel se trémoussaient les danseuses de cabaret à moitié nues, obtenaient des résultats inouïs. Fred Mates, icône de ce temps, oublié aujourd’hui, étaient de ceux-là, tout comme Fred Carr 4, un proche de Michael Milken, le roi des junk bonds, qui seul survivra. Ces jeunes loups, acclamés par la presse, défiaient la gravité, et leurs performances forçaient l’estime grâce à une gestion dynamique et des arbitrages constants de portefeuille. Mais quand le marché périclita, entre 1969 et 1976, le sauve-qui-peut fut général 5, parfois banqueroutier. La nouvelle ère, celle d’un stock picking impétueux, ne différait de la précédente que dans la forme : elle exigeait bonnement que la Bourse fût à la hausse, pour acheter ce qui monte, car ce qui monte a sûrement des raisons de le faire.
Deux chocs pétroliers plus tard, et après que Paul Volcker eut fini à la dure une inflation à deux chiffres, la reprise américaine s’annonça enfin en août 1982. « America is back ! » clama alors Ronald Reagan à Atlanta, en 1984. Ironie de l’Histoire, ce fut à ce fervent admirateur de Calvin Coolidge 6 dont la présidence avait préludé au Grand Krach, qu’il revint d’inaugurer l’ère nouvelle et la prospérité pour tous. L’économie changea de paradigme. Le temps vint alors des Yuppies, des Golden Boys, des Dinks 7-1, virtuoses du trading de haut vol qui flamboieront de mille feux et dont quelques-uns comme Dennis Levine, Ivan Boesky ou encore Michael Milken, finiront sous les verrous. Ce temps fut celui des fameux junk bonds, obligations pourries qui alchimiseront la dette, celui aussi d’une déferlante de produits financiers 7-2 propulsés par des ordinateurs dont Harry Markowitz n’eût même pas rêvé quand il conçut sa théorie du portefeuille. Signe ultime de l’épisode spéculatif naissant, l’austère Wall Street Journal se mit à circuler en ville, et devint bientôt le plus lu des quotidiens américains ! Début 1987, Galbraith parla dans The Atlantic d’un « jour de vérité (…) où le Marché tombera apparemment sans limites ». La fascination spéculative allait crescendo : le pire n’allait plus tarder. Galbraith notait dans le même article : « Le génie financier précède la chute ». Laquelle advint le 19 octobre.
Une décennie encore, et Internet, le réseau des réseaux, survint, prêt à tisser sa toile. En 1997, quatre ans après sa première Une 2, le Web toucha son public : le NASDAQ se cabra aussitôt ! Cet engouement pour le progrès, que l’on sacrait sur l’autel numérique, n’était pas nouveau : on l’avait déjà vu à l’œuvre, entre 1921 et 1929, avec l’action Radio Corporation of America 8. La même universalité surgissait, prometteuse d’une Nouvelle Economie qui renverserait les principes établis, jusqu’à en périmer les règles d’évaluation. L’euphorie gagna, puis submergea tout. Des analystes, parfois de simples escrocs, aveugles à perte de vue, poussèrent à la roue. Des dot.com affichèrent des capitalisations épiques qui eussent pourtant mieux supporté le zéro absolu : ainsi Amazon, qui vit son cours grimper de 966% en 1998 sans avoir dégagé le moindre profit depuis 1993 ! Wayne Angell, ancien gouverneur de la Réserve Fédérale très écouté à Wall Street, déclara : « Il n'y a pas de bulle : nous sommes tout simplement parvenus à l'économie de la nouvelle ère, celle où les technologies de l'information et une politique monétaire saine alimentent une croissance non inflationniste à long terme 9 ». Roger Ibbotson, de Yale, vit le Dow Jones rallier 120.000 points vers 2025 ; deux vendeurs d’orviétan, à peine plus réservés, publièrent un « Dow 36.000 10 ». Le reste est dans toutes les bouches.
Le commun, qui fait les cours, est probablement plus à l’écoute des progrès techniques, qui changent la vie, que des perspectives de croissance de l’économie ou de taux du banquier central. L’expansion boursière n’est jamais éloignée quand de tels rendez-vous sont possibles : l’intendance financière, toujours l’arme au pied, et des vivats d’experts suffisent alors pour déclencher l’épisode spéculatif. La titrisation, dernier avatar connu, qui aurait rendu le capitalisme plus stable en assurant à la fois un risque faible car massivement disséminé, de hauts rendements et un logement pour tous, était bien de cette veine. Las, les cours ne manquent pas de s’emballer, suivis d’appels à la prudence, généralement snobés. « Où est donc le groupe d’hommes auquel son infinie sagesse donnerait le droit d’opposer son veto au jugement de cette multitude intelligente ? 8 » railla Joseph Stagg Lawrence en 1929. L’euphorie spéculative n'abdique pas si facilement devant l’exhortation à la retenue ! La nouvelle ère change la donne, elle exténue l’expérience passée, au point que rien ne s’apprécie plus selon les canons qui valaient hier encore : non démentis, les cours valsent ! Certes, comme le note André Orléan, le monde social non stationnaire rend l’inférence statistique incertaine 11. La survie boursière de l'ère nouvelle ne semble donc tenir qu'à la puissance des intérêts coalisés dans la bulle, qui fait la claque.
Les progrès de l’espèce, de quelque nature qu’ils soient, sont nombreux depuis la nuit des temps, qui ont amélioré graduellement le confort de vie des individus et accourci les risques du lendemain. Chaque jour qui passe forcit ses espoirs d’aller plus loin encore. Cependant, ce concept d’ère nouvelle, quoiqu’assez universel, paraît davantage plaire aux économistes et aux financiers amnésiques : ceux-ci ne manquent en effet jamais d’en faire des gorges chaudes quand l’occasion vient d’une bonne ventrée spéculative.
(1) John Kenneth Galbraith (1990) - « Brève histoire de l’euphorie financière »
Page 89 : « Reflets de l’optimisme ambiant, de jeunes spéculateurs en Bourse, notamment les Go-Go boys des années soixante, furent crédités par d’autres et, comme toujours par eux-mêmes d’une approche nouvelle et hautement originale de la détermination des occasions d’investissement. Des revers relativement peu douloureux vinrent de temps à autre, notamment en 1962 et en 1969, corriger, en partie au moins, leur erreur. »
(2) Robert Shiller (2000) - « Exubérance irrationnelle »
(3) Pierre Balley (1987) - « Mythes et réalités »
Page 196 : « Dans les années 1965, alors que Wall Street volait de record en record, un opuscule américain, sous le titre ‘ Une nouvelle génération de gestionnaires d’argent ‘, faisait le portrait d’une quinzaine de brillants spécialistes. Même classe d’âge, la trentaine, même formation universitaire, même principe de gestion : acheter ce qui monte, car ce qui monte a des raisons de monter, et il y aura toujours plus d’argent que de titres disponibles dans les valeurs de qualité. Un seul d’entre eux a survécu [ndla Fred Carr] aux bourrasques qui ont suivi. Les autres se sont retrouvés barman ou vendeurs de hot-dogs. »
(4) Compilation de diverses sources Internet, notamment de l’Université d’Etat de San José
Fred Carr fit ses premières armes financières comme stagiaire chez Bache & Co, en 1957, et, peu après, au début des années 1960, fonda Enterprise Fund, un mutual fund qui rencontra un grand succès. Dans les deux premières années, le fonds s’apprécia de 20 à 800 millions de dollars, ce qui le plaçait en tête de liste de sa catégorie. En 1970, la main passa, et le fonds dégringola à la 339éme place des 379 mutual funds qui opérèrent cette année-là. Carr se débarrassa de son officine de gestion que la SEC ferma temporairement à cause d’irrégularités. En 1974, il fut appelé à gérer la First Executive Insurance : il se rapprocha alors de Michael Milken pour devenir l’un de ses gros bailleurs de fonds : à la fin des années 1980, First Executive se portait en effet acquéreuse chaque année de quelque 2,5 milliards de dollars de junk bonds à Drexel Burnham Lambert.
(5) Burton Malkiel (2005) - « Une marche au
hasard à travers la Bourse »
(6) Source Wikipédia
Le portrait de Calvin Coolidge, président de 1924 à 1930, fut retiré de la Maison-Blanche en raison de sa responsabilité dans la Grande dépression de 1929. Il fallut attendre la présidence de Ronald Reagan, le restaurateur du néo-libéralisme économique, pour que ce tableau retrouve sa place.
(7) François Camé, Frédéric Filloux (1988) -
« Le jour le plus bas »
Page 43 : « Peu de temps avant les jours sombres d’octobre 1987, on ne parlait que (…) des Golden Boys, Girls ou même Children. A leur début, ils constituèrent l’élite de la génération Yuppies (Young Urban Professionnal). Plus tard, quelques-unes de ces âmes passionnées (…) formèrent des couples appelés Dinks (Double Income No Kids : double revenu pas d’enfants). »
Page 52 : « Dans le Mac Millan ou le Cox, t’as des bearish et des bullish à chaque coin de page. Toutes les techniques, les nouveaux produits viennent des Etats-Unis et comme il s’en crée chaque matin, il y a un nouveau terme par jour, alors on n’a pas le temps de le traduire. C’est déjà assez trapu au niveau des maths : sur les options, toutes les charges ont dû engager des ingénieurs pour construire les modèles. Moi ? J’ai fait Centrale. » - «Do you speak Golden Boys ? » Libération du 23/10/1987.
(8)
John Kenneth Galbraith (1954) - « La crise économique de 1929 »
(9) The Wall Street Journal, le 03/02/1999 - « The Bubble Won't Burst »
(10) James Glassman, Kevin Hassett (1999) - « Dow 36000 : The new strategy for profiting from the coming rise un the Stock Market »
(Ndla) -L’indice Dow Jones Industrial avoisinait 11.000 points lors de la parution de l’ouvrage ; son niveau actuel (Août 2012) est de l’ordre de 13.000 points.
(11) André Orléan (2011) - « L’empire de la valeur »