Les Frères, rue du Docteur Lecène
1934, Robert Doisneau
La rue et le trottoir
La première lecture de la photographie est simple : au premier plan la rue , domaine de la fantaisie et du risque, symbolisé par les deux gamins acrobates au béret vissé sur le crâne.
Au second plan le trottoir, domaine du conformisme et du terne, symbolisé par les deux gamins endimanchés en casquette et veston.
Dans cette lecture binaire, le trottoir, l’immeuble et sa gouttière représentent le monde organisé par les adultes (la ménagère qui tourne le coin de la rue, ou celle qui doit épier les passants derrière les rideaux), autrement dit le monde à l’endroit.
La rue, ses pavés et son caniveau, avec ses gamins antipodistes représente le monde à l’envers, celui de la Révolution, de la liberté.
Frères
Remarquons que la photographie se découpe en deux parties symétriques, par un plan vertical passant par la fenêtre du rez de chaussée et séparant les trois couples de personnages.
Les deux qui passent
Au fond à gauche, une ménagère s’en va, indifférente au spectacle : remplir son cabas est plus important que de s’arrêter à des enfantillages.
En pendant, dans la rue de l’autre côté du coin, un gamin est prêt à partir, un pied sur sa trottinette. On voit que celui-là a déjà passé tous les compromis avec le monde des adultes : une écharpe autour du cou car il fait froid, rien n’est plus important pour lui que son substitut de vélo qui ne quitte pas le trottoir.
Les deux acrobates
Ils portent les mêmes vêtements : béret noir, chandail, short noir, chaussettes de laine et grosses chaussures : vêtements de gamin des rues, pratiques et robustes. De profil leur ressemblance est frappante : ce sont des frères, sans doute même des jumeaux. L’un devant, l’autre derrière, ils se décalquent l’un l’autre et accomplissent deux fois le même exploit : l’exceptionnel est forcément redondant, il n’y a pas trente six postures lorsqu’on veut marcher sur les mains.
Les deux badauds
Ce sont eux le vrai mystère, la vraie étrangeté du cliché. Avec leurs souliers de ville bien cirés, leurs mollets grêles sous le lourd pardessus qui les engonce, leur cache-nez et leur casquette, ce sont des caricatures d’adultes, de vrai fils de bourgeois qui jamais n’oseront descendre du trottoir.
Et pourtant quelque chose en eux nous désarme : est-ce parce qu’ils ne sont pas exactement les mêmes ? Leurs chaussettes sont dépareillées, l’un porte des mitaines et l’autre des lunettes, l’un ferme la bouche l’autre l’ouvre, l’un est beau l’autre pas. Eux-aussi sont des frères, mais pas des clones : on pressent derrière l’unforme familial toute une histoire différenciée qui se profile.
Frères-siamois
Mais surtout, ce qui les rend plus étranges que les acrobates, et peut être plus sympathiques, c’est qu’ils se tiennent étroitement collés par les épaules, comme des frères siamois.
Nous sommes rue du Docteur Lecène, mais on pourrait tout aussi bien lire sur la plaque : Docteur Legène.
En cette année 1934, l’eugénisme et la santé du corps sont partout à la mode. Dans un pays voisin, ceux qui tiennent le pavé, marchent sur la tête et font étalage de leur force physique, ne sont pas tous des héros ; et ceux qui se réfugient sur les trottoirs pour les regarder passer ne sont pas tous des mauviettes, des richards, des bouches inutiles.
En nous montrant deux couples qui visuellement s’imbriquent, Doisneau nous invite à une lecture plus fine : ce qu’il faut voir, ce n’est pas la rue contre le trottoir, les grosses chaussures contre les chaussures cirées, la « liberté » contre le « conformisme ».
Ce qui importe, c’est la fraternité. Ce pourquoi le cliché s’appelle : les Frères.