Ce texte ancien (2009) rend compte d'un travail de lecture autour de Judith Butler. Le ressortir aujourd'hui, c'est aussi faire le point et relancer la tâche...
On a voulu faire (et on continue de faire) de Judith Butler la théoricienne des « gender studies », des « queer studies ». On peut, cependant, tenter de lire Judith Butler contre cette tendance. Outre qu’elle-même se reconnaît mal dans ses étiquettes, que ses prises de position ont fait l’objet de polémique au sein même des mouvements féministes américains et français, il me semble que ce qui ressort de ses analyses c’est une prise en compte de la précarité de nos existences afin de mieux leur donner l’autonomie qu’elles revendiquent, ou revendiqueraient si elles en avaient l’occasion, la force et la témérité. Mais aussi : si elles en investissaient la langue. Sa volonté de mettre en œuvre cette Re-signification politique de nos existencesa de quoi nous faire comprendre que juger l’Autre sur le genre qu’il a, présumer que de ce genre (en tout cas que de son apparence,- qu’elle soit ou non lisible dans le cadre de nos sociétés et des normes qui la régissent, reconnaissable et admise -, découle tel ou tel comportement, telle ou telle menace, tel degré de dangerosité, et par là aussi telle riposte ou résolution politique), c’est proprement nier l’Autre. Cette Re-signification politique a donc de quoi lui redonner vie. « Parce que vivre, c’est vivre une vie politique en relation avec le pouvoir et avec autrui, c’est accepter sa part de responsabilité dans la construction d’un avenir collectif » (conférence de J. Butler, le 25 mai 2004, à Paris X-Nanterre[1]).Or, je crois que nous sommes tous aujourd’hui confrontés à cette question de l’accueil de l’autre, de l’hospitalité vis-à-vis de qui n’est pas moi ou des miens. La question des sans-papiers, de cette immigration dite clandestine et qui est aussi, par là même, objet de la répression la plus systématique, quelle que soit la position politique adoptée à cet égard, nous y confronte. Je parle bien évidemment du contexte français. Mais on pourrait le dire aussi du contexte américain, non seulement sur la question de l’immigration, mais aussi sur celle qui envisage le monde musulman comme un possible espace de (re)conquête, par l’Occident, pour la démocratie, tant la théorie du « choc des civilisations », qui a été prédominante pendant plus d’une décennie, à consister à essentialiser des blocs civilisationnels, à les hiérarchiser et à exaspérer aussi les réactions et tentations violentes ainsi que les prophéties auto-réalisatrices des identités ainsi théoriquement définies. Face à ces contextes, quelle est la possibilité d’actions, quelle est la possibilité de pensée qui ne se réduise pas seulement à la caricature – car quelle que soit la position adoptée sur ces sujets, les critiques adressées aux tenants de chacun des bords qui s’opposent sont stigmatisés et leurs propos déconsidérés, au nom d’une raison d’Etat, que la pensée ne connaît pas /peut pas connaître? C’est déjà là, un ressort de la subversion (non révolutionnaire) que suggère Butler.Pour préciser les prémisses de ce cheminement, de Judith Butler se réfère à Hannah Arendt qui, note J. Butler[2], met à jour les paradoxes politiques de l’État-nation. « Si l’État-nation permet de garantir les droits des citoyens, il apparaît comme un indiscutable nécessité ; mais s’il repose sur le nationalisme et s’il produit immanquablement quantité de personnes sans Etat [stateless], il faut assurément s’opposer à lui. Mais si l’on s’oppose à l’État-nation, qu’est-ce qui peut lui servir d’alternative ? » Et dans quelle mesure s’opposer, tant du point de vue conceptuel que de celui de l’action, dans quelle mesure se faire entendre et rendre possible la réception d’un tel discours d’opposition ou de résistance ? Pour Hannah Arendt, ça ne se fera pas sans quelques cruels et cruciaux malentendus. Car le constat de ce que Arendt appelle le fléau de l’apatridie (fléau pour l’État-nation) participe aussi de ce constat sur la vie sans-vie, parce que sans droit quand cette vie est aussi celle de femmes, de tous groupes ethniques ou sociaux qui manifestent une singularité que la loi de l’Etat ou la norme morale répudie. Or l’égalité ne peut que céder quand la loi institue des privilèges et exceptions. La question est alors bien comment ré-instaurer, à défaut de le faire dans l’ordre des choses, en tout cas, dans l’ordre de la pensée, cette question de l’égalité.Un autre élément essentiel de cette « relecture » - non-genrée et plus politique de Judith Butler -, l’essai de Mikel Dufrenne, Subversion Perversion. « Si la perversion comporte immédiatement un jugement de valeur au moins implicite, et toujours péjoratif » (p.11), « la subversion par contre réfère beaucoup plus énergiquement et beaucoup plus exclusivement à une action : subversif désigne le caractère et l’effet d’une action, non l’état d’un sujet. Le langage refuse ici de prendre le sujet en considération : on ne dit pas subverscomme on dit pervers ; ce n’est pas un subversqui subvertit, et rien n’est rendu subverspar la subversion ; et on ne parle pas davantage de subversité. Est-ce à dire que la subversion nous détourne d’une philosophie du sujet, à quoi la perversion conduit ? Pas exactement ; subvertir n’est pas un verbe impersonnel, et on n’est pas tenté de dire : ça subvertit, comme on a pu dire : ça parle ; mais le sujet que requiert ce verbe est un sujet agissant, en quelque sorte résorbé dans son acte ; peut-être aussi un sujet anonyme, pris dans une action essentiellement collective : invitation à repenser le sujet ou les visages qu’il nous tend suivant les situations où il est pris, mais pas nécessairement à l’éliminer – ou à ne tolérer de sujet que pervers. » ( p. 10-11)Ecrites dans les années 70, en 1977, ces lignes élaborent une « esthétique » de la subversion, même si elles ne sont pas déconnectées de la réalité politique du moment, avec des références au mouvements du Front Homosexuel d’Actions révolutionnaires[3], aux mouvements féministes et aux groupuscules qui clament l’idéal auto-gestionnaire. Il peut y avoir quelque chose de grisant, qui alimente, en l’assumant, l’idéalisme militant. Que ces théâtres de la subversion soient politiques, Mikel Dufrenne nous le dit et le démontre. Restait à comprendre comment ils deviennent et « disent » la politique de leur subversion. Quel discours politique ? Mais aussi que vise la politique de la subversion ? Qu’opère-t-elle sur les valeurs qu’elle tente de subvertir ? Pour quel(s) gains mais aussi quel(s) échecs ?
Dans ces quelques repères que je vous donne de mon cheminement, ce qui me paraît certain, c’est la possibilité de s’affranchir de la dichotomie sexe/genre. La perspective ainsi offerte, du moins à la lecture, peut alors susciter tout un travail sur la question même de l’égalité, ce qui la fonde tout autant que ce qui l’interdit. Par là, le théâtre de la subversion avait quelque chose à me dire, qui ne soit pas que de la simple provocation, et quelque chose à nous faire entendre qui, même s’il est un appel désespéré, pouvait être aussi un réconfort/ un renfort pour toute entreprise politique qui mène ce combat pour l’égalité, sur tous les terrains où elle est mise à mal. Cela concerne les thèmes de travail (des premiers écrits) de Judith Butler, mais aussi, en étendant le cercle d’analyse, tous ces mouvements de contestation qui alimentent les rubriques des médias, et qu’il nous faut bien tenter de penser, sauf à se rassurer d’un ordre qui, par sa vulnérabilité même et sa faillite, peut se fissurer. Au point de départ, l’intention reste, pour moi, de viser la signification même de ces mouvements sociaux et de comprendre ce qui s’y joue dans la perspective et de la contestation de la norme et dans la conquête de droits nouveaux, en tout cas d’une nouvelle normativité. Il est souvent de bon ton, dans les milieux dits autorisés, de minimiser le travail novateur, l’aspect imaginatif et créatif. Certes, certains excès de ces mouvements – pas nécessairement dans les actions violentes et répréhensibles : elles sont, d’emblée, par leur violence même, discréditées et ne rechercherait-on pas des institutions d’Etat la protection qu’elles nous doivent – ont rendu possible leur disqualification, en tout cas bien des malentendus. Au point que le contre-sommet de Seattle, de 1999, a pu aussi paraître comme un festival des revendications les plus folkloriques et les moins sérieuses, à côté des convictions de leaders alter-mondialistes. Toutefois, la re-signification politique est bien cette tentative de signifier la transvaluation de la norme, en retrouvant les éléments de son historicisation. A la censure exercée, par le pouvoir politique dans ses organes de répression, ou par le « politiquement correct et bon à penser », faire valoir, par opposition et en dehors de toute posture victimaire, ce qui est contradictoire, au sein même de la norme et la déstabilise ainsi par une parole ou un acte d’un sujet qui, conscient de lui-même et aussi des limites propres de son action (non révolutionnaire), s’y affronte, peut être à la fois cacophonique, inaudible, tout autant qu’une manière de promouvoir une contre-culture, en tout cas une possibilité politique inédite. Cacophonique et inaudible. Je crois qu’on ne peut pas ne pas nier que la contradiction performative est certainement très efficace en tant qu’objet de démonstration et d’échanges entre initiés (universitaires, intellectuels). De même qu’il est plus que probable qu’en toute réelle innocence mais du fait même de l’interpellation du policier qui vous vise et vous demande vos papiers, vous vous retournerez et obtempérerez à l’ordre. C’est dire que la re-signification reste une arme à maniement d’autant plus délicat qu’elle peut fort bien ne pas être accessible à tous. Et la censure d’Etat aidant, une autre parole que celle autorisée n’est pas même pensable, puisque censurée, elle n’existe que pour son auteur et son censeur. Autrement dit, il y a de fortes chances que le théâtre de la subversion reste une manifestation tellement isolée que son aspect spectaculaire, immédiat et éphémère, la rend plus ou moins inefficace du point de vue du sens d’une position assumée et à partager dans l’espace public.
On peut aussi rajouter que cet aspect totalement spectaculaire est stratégiquement opportun : à ne pas lui reconnaître d’autre visée que le spectacle de soi, il est totalement séparé du contexte social dans lequel il est ancré, et, ainsi, il n’est pas vu, saisi comme un indice ou un signe politique adressé au système auquel il s’oppose. Exceptionnel, caprice d’un moment et d’un groupe, il n’a rien d’une contestation politique à envisager avec rigueur et sérieux. Pour autant, ce qui m’intéresse ici, c’est comment ces scènes contemporaines, pour reprendre et assumer un vocabulaire théâtral, participent d’une mise en abîme de la norme et ainsi d’un renouvellement de la pensée critique. Par là, je veux dire qu’il y a effectivement une volonté de redoubler le système de la norme pour lui faire jouer les excès et contradictions qui n’assurent plus l’égalité qu’elle proclame, ou qu’elle revendique comme principe. En littérature, la mise en abîme est un outil de lecture pour initiés. Le théâtre dans le théâtre est un élément d’analyse et de décryptage de l’écriture dramatique. Mais en même temps, dans une perspective purement scénographique, la mise en abîme est un élément clé de la mise en scène : la théâtralisation du théâtre se joue et fait sens, en direction du spectateur. Et c’est peut-être là que doit s’entendre cette idée d’une immanence de l’Humain (de tous les humains qui font l’Humain) : comment parvenir à déjouer la norme par la norme elle-même ? La censure et son censeur par leurs propres effets de censure ? Cela suppose certainement de revenir à ce qui avait été oublié dans la philosophie politique sous le concept de citoyen, à savoir le sujet.Le parcours ainsi accompli à travers les œuvres de Judith Butler révèle un exemple de pensée qui ne se réduit pas à une redondance des catégories de la pensée mais à une volonté de les réviser, tenant compte de toute la complexité qui fait l’Humain, et en nous éloignant d’un schéma purement binaire de pensée. Je crois que c’est là le mérite de la subversion.
[1] à l’adresse http://stl.recherche.univ-lille3.fr/textesenligne/auteursdivers/cadrebutler.html[2] numéro de novembre-décembre 2007 de la Revue Internationale des Livres et des Idées : dans les Ecrits juifs (The Jewish Writings), publiés en 2006[3] Le Front homosexuel d'action révolutionnaire (FHAR) est un mouvement parisien, fondé en 1971, issu d'un rapprochement entre des féministes lesbiennes et des activistes gays. Guy Hocquenghem et Françoise d'Eaubonne étaient deux des principales figures du mouvement. On a pu y voir aussi Christine Delphy, Daniel Guérin, Laurent Dispot, Jean Le Bitoux, etc.Le FHAR est assez connu pour avoir donné une visibilité radicale au combat gay et lesbien dans les années 1970 dans le sillage des soulèvements étudiants et prolétaires de 1968, qui ne laissèrent que peu de place à la libération des femmes et des homosexuels. En rupture avec les anciens groupes homosexuels moins virulents voire conservateurs, ils revendiquèrent la subversion de l'État « bourgeois et hétéropatriarcal », ainsi que le renversement des valeurs jugées machistes et homophobes des milieux de gauche et d'extrême gauche.L'aspect outrageant pour les autorités des rencontres sexuelles (masculines) qui s'y déroulaient, et la prédominance numéraire des hommes qui augmentait de plus en plus (ce qui occultait inévitablement petit à petit les questions féministes et les voix des lesbiennes) ont fini par amener à la scission du groupe. Sont alors apparu(e)s les GLH (Groupes de libération homosexuelle) et les Gouines rouges au sein du MLF – source Wikipédia.