Monsieur Linh a perdu tous les siens, son village a été détruit. Comme bien d'autres. La guerre. Qui dure depuis longtemps. Le lecteur comprend très vite que Monsieur Linh est asiatique. Son nom déjà. Puis certains indices : "rizières", "baguettes" pour manger... Les rescapés n'ont d'autre solution que de partir. Bateau. Exil. Douleur de quitter des rivages qui constituent toute votre vie. Arrivée en Occident (en France sans doute) comme réfugié, avec pour seule richesse : ses souvenirs. Et pour Monsieur Linh un petit peu de sa terre natale précieusement conservée dans sa valise, ainsi qu'une photographie. Et surtout, surtout, sa petite fille. La fille de son fils. C'est tout ce qui lui reste de sa famille et il a le devoir d'être fort, de supporter toutes les rigueurs, toutes les humiliations, pour que cette petite fille, le "sang de son sang", grandisse !
Monsieur Linh est regardé d'une manière curieuse, voire hostile ou méprisante. Le personnel des différents services auxquels il a affaire reste professionnel, mais les autres, même les compatriotes avec lesquels il partage le logement de réfugié, ne manifestent aucunement de la bienveillance : on le traite même de "vieux fou". Le regard des autres n'ébranle absolument pas Monsieur Linh : tout ce qui importe pour lui, c'est de s'occuper de sa petite fille, faire de telle sorte qu'elle aille bien.
Au milieu de cet isolement, il rencontre un homme qui s'approche de lui avec des yeux qui ne jugent pas, avec le sourire vrai et chaleureux de celui qui ne demande qu'à lier amitié avec un autre humain. Monsieur Bark. Lui aussi n'a plus que ses souvenirs. Monsieur Linh ne parle pas la langue du pays où il a débarqué et Monsieur Bark ignore la sienne. Mais la chaleur de l'amitié n'a pas besoin de traducteur. Tous deux vont passer de plus en plus de temps ensemble. Partager des moments intenses... avec la petite fille, bien entendu, dont Monsieur Linh ne se sépare jamais, jamais ! Ces instants sont, pour l'un et l'autre, comme le fleurissement du printemps au milieu d'une vie que l'on croyait emportée dans un dépérissement automnal.
Puis, cruelle séparation !
Je ne puis en dire plus pour ne pas enlever à ceux qui n'ont pas encore lu le livre le plaisir de la découverte. Mais cela fait longtemps que je n'ai pas été aussi émue ! Pour être tout à fait franche, j'ai eu besoin de mouchoirs. C'est que le roman est chargé, dans l'histoire comme dans l'écriture, d'une telle mélancolie ! Vos yeux peuvent rester secs face aux fortes tragédies, face à des situations ou des événements d'une indicible cruauté. Même s'ils vous touchent au plus profond de vous, les larmes restent bien sages, ne se manifestent pas. Les yeux peuvent au contraire se mouiller instantanément en lisant un récit comme celui-ci, dont la douce tristesse est en même temps colorée par la joie simple, pure de l'amitié.
Et le dénouement, quel dénouement ! Après avoir terminé le livre, on ne le referme pas, on revient en arrière pour relire avec un oeil nouveau tous ces passages qui nous avaientt quelque peu intrigués, sans plus !
Ce roman va sans aucun doute figurer parmi mes meilleures lectures de l'année.
Philippe Claudel, La petite fille de Monsieur Linh, Editions Stock, 2005, 190 pages.
Extrait 1 :
"Monsieur Linh écoute la voix du gros homme, cette voix qui lui est si familière même si elle dit des choses qu'il ne comprend jamais. La voix de son ami est profonde, enrouée. Elle paraît se frotter à des pierres et à des rochers énormes, comme les torrents qui dévalent la montagne, avant d'arriver dans la vallée, de se faire entendre, de rire, de gémir parfois, de parler fort. C'est une musique qui épouse tout de la vie, ses caresses comme ses âpretés."
(pages 102-103)
Extrait 2 :
"La tête de Monsieur Linh est grosse de trop de fatigues, de souffrances, de désillusions. Elle est lourde de trop de défaites et de trop de départs. Qu'est-ce donc que la vie humaine sinon un collier de blessures que l'on passe autour de son cou ? A quoi sert d'aller ainsi dans les jours, les mois, les années, toujours plus faible, toujours plus meurtri ? Pourquoi faut-il que les lendemains soient toujours plus amers que les jours passés qui le sont déjà trop ?"
(page 168)