Syrie - Entretien avec Pierre Piccinin : « les insurgés risquent de perdre Alep » (Le Soir, 6 août 2012)
Suivi d'une interview RTBF - Radio *
Alep - Quartier de Salaheddine, août 2012 © photo Pierre PICCININ
propos recueillis par Alain LALLEMAND
[Photo : Alep, hôpital dar al-Shifaa - août 2012]
« Ce n’est pas une guerre civile, c’est une révolution populaire », assène désormais Pierre Piccinin, diplômé en sciences politiques et féru du monde arabe, qui a passé les dernières semaines aux côtés des diverses factions de l’insurrection (voir Le Soir des 30 et 31 juillet) et est revenu ce week-end en Europe.
Nous l’avons interrogé ce dimanche, après avoir quitté vendredi soir Alep, à la veille d’une tentative de reprise en main de la ville par l’armée régulière.
Selon l’analyse de Pierre Piccinin, qui se sera rendu à quatre reprises dans le pays, la Syrie est plus unie dans la révolte qu’on ne le pense : les pseudo-élections de mai ont été une déception pour nombre de composantes de la société, lesquelles ont toutes prises dès cette époque « une distance vis-à-vis du régime ». Résultat : « sur le terrain, là où on se bat, on ne rencontre pas tellement d’Alaouites – il faut le reconnaître – mais des Chrétiens, des Druzes, des Kurdes qui entrent en résistance, dans les groupes de combattants. »
Il n’y a donc pas de déchirure au sein de la population syrienne – pas de « guerre civile », un terme que Pierre Piccinin récuse fermement : la véritable fracture se produit aujourd’hui entre, d’une part, « ceux qui sont viscéralement attachés au régime (membres des services secrets, etc.), soit environ deux millions de personnes », et le reste de la population, soit vingt millions de personnes remontées contre le régime…
Cependant, lorsqu’on l’interroge sur la suite des combats, Pierre Piccinin n’est pas très optimiste. Il remarque que « l’armement sera décisif » et qu’il n’a vu, aux mains des diverses factions insurgées, que des « armes originaires uniquement de l’intérieur du pays : je n’ai vu que du matériel russe (essentiellement des kalachnikovs) et quelques mitrailleuses chinoises. Et qui plus est, du matériel usagé. Il est extrêmement rare de voir quelques grenades fabriquées en Occident : l’insurrection se bat encore au cocktail Molotov. Tout le reste, c’est du matériel qui a été pris sur l’armée syrienne régulière ou acheté à des militaires corrompus. Ils ont quelques RPG (lance-roquettes), mais aucun matériel antiaérien. »
Dans ces conditions, à l’heure où l’armée proclame avoir reconquis Damas, il est à craindre qu’elle ne parvienne aisément à reconquérir Alep, même si, en fin de semaine, la ceinture de villages autour d’Alep était entièrement libérée et si la ville d’Alep était elle-même « à moitié libérée, aux mains de l’Armée Syrienne Libre (ASL) », explique Pierre Piccinin : « des quartiers de Tarik al-Bab jusqu’à Salaheddin, la ville était vendredi aux mains de la rébellion. Mais j’ai l’impression que cela va être très dur pour l’ASL de tenir le coup : la bataille de libération de Damas a été un échec parce que le matériel manquait. Pour Alep, j’ai beaucoup de craintes : des colonnes de tanks se déplacent, ils ont renforcé la base d’hélicoptères la plus proche, je ne vois pas comment Alep va pouvoir tenir le coup face à l’armée. Tout l’enjeu est au niveau de l’armement, et l’armée régulière n’est pas en rupture de stock. »
Pour Pierre Piccinin, il s’agit d’un moment de vérité pour l’Occident : « si l’Occident continue à ne pas vouloir livrer d’armes aux rebelles -même clandestinement-, c’est que l’Occident s’accommode bien du régime Al-Assad. »
N’y a-t-il personne pour armer l’insurrection ? L’Arabie Saoudite y est arrivée, relève Pierre Piccinin, qui a interrogé à ce sujet tant le brigadier-général Mustafa Ahmed al-Sheikh, désormais chef du haut conseil militaire de l’ASL, basé en Turquie, et aussi le colonel Abdel Jabbar al-Okaidi, porte-parole de l’ASL pour la région d’Alep. « L’Arabie Saoudite a voulu fournir quelques caisses d’armes antichars pour que les rebelles puissent se défendre contre les colonnes de blindés de l’armée régulière. L’Arabie a fait le forcing pour que ces caisses soient livrées, et la CIA en a contrôlé l’acheminement. »
Lien(s) utile(s) : Le Soir
Coupure de presse :
* RTBF-Radio - 10 août 2010
(propos recueillis par Françoise WALLEMACQ - lien utile : RTBF)
Lire aussi :
- Syrie : une guerre d'usure se dessine à Alep (La Libre Belgique, 9 août 2012)
Et :
- SYRIE - Chroniques de la révolution syrienne
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