Rumsfeld, Bush et Cheney
Pour les Américains de gauche durant les années Bush, le vice-président Dick Cheney était l’apothéose du mal dans le monde moderne. Quatre ans plus tard, les mêmes ont décidé qu’il avait raison depuis le début.
Par A. Barton Hinkle, aux USA.
Pour les Américains de gauche durant les années Bush, le vice-président Dick Cheney était l’apothéose du mal dans le monde moderne. Quatre ans plus tard, les mêmes ont décidé qu’il avait raison depuis le début.
Apparemment, pendant les années Bush, ils détestaient Cheney parce qu’il a été le partisan le plus infatigable de la guerre contre le terrorisme. Après le 11 Septembre, c’était Cheney qui disait qu’empêcher de nouvelles attaques nécessiterait que l’Amérique passe « du côté obscur ». C’était Cheney qui disait que le waterboarding (un « plongeon sous l’eau » selon ses mots) était une évidence.
En fait, Cheney allait si loin qu’il a affirmé que de telles méthodes n’étaient pas seulement moralement acceptables, mais moralement nécessaires. « Je pense qu’il aurait été contraire à l’éthique ou à la morale de notre part de ne pas faire tout ce qui est en notre pouvoir pour protéger le pays d’autres attentats », a-t-il dit. Après la fin de son mandat, il a affirmé à CBS que l’utilisation de techniques d’interrogatoire musclées a sauvé « peut-être des centaines de milliers » de vies.
Et Cheney raisonnait ainsi : les droits des individus, les règles constitutionnelles peuvent bien être importantes, mais sauver des vies était de loin plus important. Comme le répétait David Addison, le chef de cabinet de Cheney, quand l’Office of Legal Counsel (une administration chargée de conseiller le Procureur Général des Etats-Unis, qui est l’équivalent de notre ministre de la Justice) a menacé de refuser d’approuver programme antiterroriste, « si vous prenez cette décision, vous aurez sur les mains le sang des centaines de milliers de gens qui vont mourir lors du prochain attentat ».
Pour les gens de gauche, c’était de la foutaise de A à Z. La menace d’un attentat terrorisme, même aussi horrible que le 11 Septembre, ne justifiait pas les innombrables affronts à la Constitution que l’administration Bush osait commettre, depuis les écoutes sauvages jusqu’aux dossiers des usagers des bibliothèques dans le cadre du Patriot Act. Oui, sauver des vies était important, mais pas en sacrifiant les libertés civiles et la constitution.
Mais ça, c’était avant Aurora.
Depuis que James Holmes a abattu 12 personnes et en a blessé 58 de plus das un cinéma du Colorado, l’Amérique de gauche réclame à cors et à cris davantage de contrôle des armes, et insulte quiconque a une opinion différente.
Que davantage de lois de contrôle des armes n’aient pas réussi à être votées, selon le New York Times, prouve que « les politiciens ont bien trop peu du lobby des armes pour s’occuper de la violence qu’elles occasionnent ». E.J. Dionne, dans le Washington Post, va dans le même sens, qualifiant cette impuissance de « manque éternel de tripes ». Pour Adam Gopnik, du New Yorker, soutenir le droit de porter une arme est « une croyance si irrationnelle que même la mort et la destruction ne peuvent l’atteindre ». (Donc, pas besoin de débattre de tout ça : ces gens-là sont cinglés !)
La manière de faire de Gopnik résume la tournure d’esprit des gens de gauche. Des massacres rendent nécessaire davantage de contrôle des armes de manière si évidente qu’il n’y a plus rien à débattre. Puisque la solution est si évidente sans besoin d’argumenter, le fait qu’elle ne prenne pas réalité doit forcément être causé par quelque chose d’autre, comme la couardise ou la folie.
Les défenseurs du droit d’être armé ont répondu essentiellement sur le terrain pratique, en soulignant que le contrôle des armes ne marche pas, ou que les tueurs de masse peuvent être arrêtés si quelqu’un les abat à leur tour. Mais il y a un argument moral fort contre le contrôle des armes, à l’image de ce que disaient les mêmes face au waterboarding, aux écoutes sauvages et aux autres tactiques anti-terroristes de l’ère Bush.
Soixante millions d’Américains possèdent des armes à feu, et presque aucun ne tire la moindre cartouche par colère. La prémisse derrière le contrôle des armes, c’est que ces millions d’Américains respectueux de la loi devraient voir leurs droits et leurs libertés restreintes pour empêcher une fraction minuscule, entre trois millièmes et un pourcent d’entre eux, d’abuser de ces mêmes droits.
Imaginez un instant le scandale si l’on raisonnait ainsi pour, mettons, les américains musulmans. Imaginez qu’on leur dise « Nous savons que la plupart d’entre vous ne commettront jamais aucun acte terroriste, mais nous savons aussi que certains parmi vous pourraient le faire, donc nous allons vous demander à chacun d’aller se déclarer au commissariat le plus proche ». Les Américains, avec raison, hurleraient face à l’outrage public que représenterait une telle proposition. Pourquoi, alors, les gens de gauche le proposent-ils envers les possesseurs d’armes ?
Réponse : parce que, tout comme les conservateurs qui ont un faible pour le profilage ethnique, ils considèrent que certains droits sont importants, et que d’autres ne le sont pas.
Quand la Cour Suprême a confirmé que l’habeas corpus s’appliquait aux combattants ennemis présumés suite à l’affaire « Boumediene contre Bush », le New York Times n’a pas tari d’éloges sur cette « défense éclatante » de la « dignité humaine » et un « droit très cher… si central dans le système légal américain qu’il a sa propre clause dans la Constitution ». Deux ans plus tard, quand la cour a réaffirmé le droit individuel de porter des armes selon le second amendement (une autre « clause dans la Constitution », pourrait-on dire), le Times a adopté un ton très différent. Faisant allusion aux milliers de morts par armes à feu, il imprimait « Les arguments qui ont mené à la décision de Lundi sapant [l’interdiction des armes à feu] à Chicago étaient furieusement abstraits, mais les résultats ne seront que trop réels et sanglants ».
Dick Cheney aurait pu dire précisément la même chose à propos des décisions de la cour quant aux droits des détenus terroristes. Et en fait, il l’a fait. Comme il l’a formulé dans une interview, « Comment peut-on débattre avec quelqu’un qui est convaincu que le massacre routinier de nos enfants est le prix à payer pour notre liberté ? ».
Oups, désolé ; ça, c’était Adam Gopnik, dans le New Yorker, qui écrivait sur les défenseurs du droit de porter des armes. Mais c’est à s’y méprendre, pas vrai ?
Traduction : Benjamin Guyot.