Il est intéressant de comparer deux mythes classiques qui ont trait aux mystères de la génération : l’un est bien sûr celui de la naissance de Vénus ; l’autre, qui est tombé dans l’oubli après avoir fait l’objet d’un culte intense chez les Romains, est celui de la naissance d’Attis.
La naissance de Vénus
Pendant le sommeil d’Ouranos, Chronos trancha son sexe et le jeta à la mer, d’où l’écume dont sortit Vénus, chevauchant sa conque.
La naissance d’Attis
«Pendant son sommeil, Zeus féconda la Terre; il en résulta, au bout de quelque temps, un être divin, androgyne, Agdistis. A la vue de ce monstre, les dieux épouvantés l’enchaînèrent et lui coupèrent les parties viriles, qu’ils jetèrent au loin sur le sol. A l’endroit où elles étaient tombées naquit un amandier. Une nymphe du pays, Nana, la fille du dieu Sangarios, cueillit des amandes sur cet arbre et les mit sur son sein; bientôt elle fut enceinte et mit au monde un enfant d’une merveilleuse beauté, Attis. » (Pausanias, Description de l’Hellade, Livre VII, XVII).
Encore une histoire de Dieu endormi et de castration féconde : ici, c’est le partie masculine tranchée de Cybèle qui, jetée dans la terre, donne naissance à l’amandier.
Par le biais du mythe, l‘amandier apparaît donc une sorte de « cousin » terrestre de Vénus, avec qui il partage un mode de génération quelque peu radical.
Dilution génésique
Le mythe de la naissance d’Attis, plus complexe que celui de la naissance de Vénus, reproduit trois fois le même schéma :
- le sperme de Zeus, dans la terre, engendre un hermaphrodite ;
- la partie mâle de l’hermaphrodite, dans la terre, engendre un amandier ;
- le fruit de l’amandier, posé sur le ventre d’une vierge, engendre Attis.
La suite du mythe n’est pas moins castratrice, puisque le bel Attis attirera l’amour de sa grand-mère Cybèle : jalouse d’une nymphe, elle le rendra fou jusqu’à le pousser à s’émasculer à son tour.
Cette succession d’unions contre-nature évoque une sorte de dilution, celle d’un principe génésique trop violent.
Dans un premier temps, le sperme de Zeus, générateur maximal, est dilué dans la terre et produit un hermaphrodite. Cet être, qui dispose d’une capacité double d’engendrement, inquiète les autres Dieux et les incite à trancher la question : à son tour, la partie mâle de l’hermaphrodite subit une nouvelle dilution dans la terre. Il en résulte l’amandier, puis l’amande, substance qui, dans un troisième temps, reste suffisamment puissante pour féconder une vierge. Il faudra une dernière castration, à l’étape 4 du mythe, pour abolir définitivement l‘excès génésique initial.
Le sommeil dangereux
Les deux mythes de Vénus et d’Attis enseignent que le sommeil fait perdre le contrôle de l’organe viril, y compris chez les Dieux : Ouranos le paie au prix fort, Zeus s’en tire par une pollution involontaire.
Le Mars endormi de Botticelli est ambigu : entre son index droit flaccide et son index gauche rigide, entre l’épée couchée et le pilon debout, il nous suggère en tout cas qu’un des thèmes sous-jacents du tableau est bien celui du réveil du désir masculin.
Comment castrer un Dieu ?
Pour la castration d’Ouranos, le sommeil est une condition suffisante. La castration d’Agditis/Cybèle nécessite une contrainte plus forte : il faut que les dieux l’enchaînent. Quant à la castration d’Attis, elle résulte de la perte de contrôle maximale : la folie.
Chez Botticelli, la thématique est plus aimable : le panisque qui a pénétré la cuirasse de Mars se contente de pointer son épée en direction de son entrejambe. Le message subliminal pouvant être : « Le réveil ou la bourse ! »
Cuirasses inviolables
Si la conque est à l’image d’un sexe féminin, c’est un sexe fortifié, calcifié, rendu inexpugnable.
Vénus chevauchant une conque, c’est la féminité maîtrisant son propre organe.
De même que le mollusque dans la conque, l’amande est protégée par une coquille inviolable. La naissance d’Attis joue sur ce paradoxe : c’est le fruit le plus virginal qui va miraculeusement pénétrer dans le lieu le mieux protégé, le ventre d’une vierge, tandis que les phallus tranchés ne réussissent à s’insérer que dans des milieux mous, terre ou mer.Dans les deux mythes, le sexe fort est celui de la femme.
De même, chez Boticcelli, la cuirasse de Mars, renversée à terre et transformée en tunnel pour enfant malicieux, souligne combien sont faibles les pseudo-défenses de l’homme.
Un mythe peut-il en cacher un autre ?
Supposons que Botticelli ait été informé des parallélismes entre le mythe de la Naissance de Vénus et celui de Cybèle et Attis. Supposons encore que, tout en peignant Vénus et Mars, il ait eu l’idée de représenter, en même temps, le second mythe.
Comment aurait-il pu procéder ?
- Premièrement, pour évoquer la pollution de Zeus, il lui aurait fallu le sexe au repos d’un garçon, disons Mars.
- Deuxièmement, pour représenter Cybèle qui nacquit de cette pollution, il lui fallait une fille, disons Vénus. Comme Cybèle est andogyne, il fallait lui donner un phallus (la lance) et un vagin (la conque).
- Troisièmement, pour représenter l’amandier qui naquit du phallus de Cybèle, il aurait pu représenter un amandier au bout de la lance.
- Quatrièmement, pour représenter Attis qui naquit d’une amande puis fut castré, il aurait pu représenter une amande pour, en passant par une épée, boucler la boucle sur le sexe du garçon.
Nous retrouvons ainsi, d’un nouvelle manière, le triangle des lignes de force : lance/pilon/épée qui est décidément la clé de la composition.
Bien sûr Botticelli a peint Vénus et Mars, il n’a pas peint Cybèle et Attis. Si la conque vénusienne et les armes martiales sont bien là, il n’est pas sûr que le fruit à moitié dissimulé soit une amande. Mais il n’est pas interdit de rêver, dans l’esprit de la Renaissance, sur la force des mythes comparés et superposés.
A force de contempler le tableau, les identifications se brouillent : on perd de vue les attributs des deux dieux, au profit d’une frise de symboles phalliques et vaginaux brandis par des panisques déchaînés. Le couple officiel devient un couple générique, et le thème de l’impuissance virile rejoint les grandes orgues de l’angoisse de castration.
Derrière Mars endormi se profilent les figures de tous ceux qui ont perdu, momentanément ou définitivement, le contrôle de leur organe viril : Ouranos, Zeus, Cybèle ou Attis.
En Vénus vigilante, rien n’empêche de reconnaître ces deux maîtresses-femmes :
- Cybèle, cette fois débarrassée de sa partie mâle, et amoureuse d’un petit-fils conçu par procréation arboricole ;
- ou bien Nana, fille du fleuve, ancêtre des mères-porteuses, inséminée par une amande.