Que vient faire au premier plan, dans le coin en bas à droite, cette barre de fer verticale qui crève les yeux dès qu’on l’a remarquée, mais sur lesquels les commentateurs gardent un silence prudent ?
Un équilibre rompu
Si on pouvait peser les éléments du tableau, on aurait un équilibre presque parfait : Vénus et Mars se font contrepoids, le panisque au casque fait pendant au panisque à la conque, tous deux équidistants du panisque central qui tient la lance par son milieu, comme le fléau d’une balance.
Seule fait exception à cette belle symétrie la zone en bas à droite : au coussin léger, côté Vénus, elle oppose, côté Mars, une concentration d’objets lourds de sens.
Le coin inférieur droit
Cette étroite zone carrée est comme isolée du reste du panneau, à gauche par la tige de fer verticale en continuité avec la main de Mars, en haut par son avant-bras.
C’est le domaine du quatrième panisque, le plus intrigant, le plus grimaçant. Il semble y avoir dans ce quartier comme un problème de surpopulation : le panisque s’est retranché dans la cuirasse, l’épée s’est rangée le long de celle-ci, et le fruit mystérieux se cache sous la main gauche.
Cette zone a en général peu intéressé les commentateurs : c’est pourtant, dans le sens de la lecture, l’emplacement privilégié pour une conclusion, une synthèse.
Quant à la barre de fer, elle a fait l’objet d’une occultation quasi générale, alors qu’elle pose un problème majeur d’identification.
La barre de fer : une erreur de perspective ?
Certains auteurs ont ressenti la haute densité de ce coin droit comme traduisant l’embarras du peintre dans le maniement de la perspective : la barre de fer ne serait rien d’autre que la garde de l’épée, mal dessinée.
Il est difficile de penser que Botticelli se soit contenté, dans cet emplacement-clé, d’empiler à la va-vite des objets, à la manière d’un enlumineur coincé par une marge. Et qu’il ait représenté la garde de l’épée cinquante centimètres en avant de sa poignée. Et que cette garde se présente comme une tige uniforme, sans aucune marque d’un dispositif permettant de l’assembler avec la lame.
La barre de fer : une flûte ?
Proposition d’un spectateur influencé par Apollon : sauf que cette flûte n’a pas de trou.
La barre de fer : un bâton de commandement
Cette identification astucieuse a été proposée par David L. Clark. Le bâton joue même un rôle important dans son interprétation, dont voici la conclusion :
« … les panisques dans Vénus et Mars avertissent le dieu de la guerre d’une menace imminente, l’encourageant à saisir de sa main gauche le bâton de commandement, de crainte qu’il ne tombe sur le champ de bataille en signe de défaite. Le tableau illustre le moment de vérité pour Mars, celui où il doit choisir entre reprendre les armes ou laisser les panisques continuer à le ridiculiser par leur jeu à haute charge sexuelle, le combat entre une lance phallique et une conque vaginale ».
David L. Clark, « Botticelli’s Venus and Mars and other apotropaic art for Tuscan bedrooms », Aurora, The Journal of the History of Art, 2006
Ainsi, le message de Botticelli serait plus moral que galant : « Maréchal, au combat ! » au lieu de: « Reprenons les ébats ! ».
La barre de fer : un bâton de commandement ?
Il est vrai que certaines statues antiques de Mars le représentent tenant un bâton d’apparat, assez court, du genre de celui de nos modernes maréchaux. Quant à l’Italie de la Renaissance, elle nous a laissé plusieurs tableaux ou statues de condottieres : mais leur bâton de commandement est en bois, et assez long, de manière à être facilement maniable et visible dans la bataille.
Le bâton de fer du tableau est trop court pour être un bâton de commandement de l’époque de Botticelli : or, pour les autres armes de Mars, il a pris le parti de représenter des armes de son temps. De plus, le fait qu’il soit placé à côté de la main gauche semble rédhibitoire : c’est toujours la main droite qui brandit le bâton.
Premier mystère : un objet sans ombre
C’est encore David L. Clark qui a remarqué ce détail :
« l’absence d’ombre pour le bâton de commandement qui se tient mystérieusement érigé à côté de la main gauche de Mars, confirme que le soleil est au zénith ».
Si l’absence de l’ombre est exacte, l’explication est insuffisante : car d’autres éléments ont des ombres portées bien visibles (la main droite de Mars sur sa cuisse, sa main gauche sur la cuirasse).
Second mystère : un objet en apesanteur
A première vue, on pense que le bâton est maintenu en position verticale par l’index de Mars. C’est une illusion perspective, exactement comme ces photos où on voit un touriste soutenant du doigt la tour de Pise. En fait, la position du coude, appuyé sur la cuirasse derrière la tête du panisque, prouve que la barre est largement en avant de la main, tout comme la supposée garde se trouve largement en avant de la lame de l »épée. La remarque de D.L.Clark « mystérieusement érigé à côté de la main gauche de Mars » serait donc à reformuler plus exactement ainsi :
« tenant debout toute seule cinquante centimètres devant la main de Mars. »
La barre de fer : un pilon
Si ce n’est pas un bâton de commandement, on voit bien que c’est un objet destiné à être tenu en main : il comporte deux têtes arrondies, symétriques, autour d’une tige qui s’amincit vers le milieu, de manière à ce que le poids se concentre sur les extrémités. Par comparaison avec le pied de Vénus, qui se trouve dans le même plan, on peut estimer sa longueur à une vingtaine de centimètres.
L’objet qui correspond le plus à cette description est un pilon.
Le pilon : une arme parlante ?
Le pilon est un objet rarement représenté : on le rencontre parfois en héraldique, dans le blason de quelques familles toscanes. Serait-il ici, comme les guêpes faisant allusion aux Vespucci, l’arme parlante d’un second commanditaire ?
Le pilon : un jeu de mot ?
Traduisons pilon en latin : il s’agit du mot « pilum » qui signifie à la fois le pilon du cuisinier ou du pharmacien, et le javelot du légionnaire.
Le pilon : une arme suggérée ?
Voici qui fait revenir le pilon/pilum dans le domaine de Mars : remarquons que si la lance vise la conque, la barre de fer verticale est placée exactement sous celle-ci : ainsi le symbole sexuel féminin le plus évident du tableau se trouve-t-il doublement mis en joue, sous les trajectoires croisées de la lance réelle et du javelot-calembour.
Le pagne opportun
Un dernier élément significatif est le prolongement quelque peu artificiel du pagne vers la droite, en plis raides, quasi amidonnés : ces plis horizontaux semblent n’avoir d’autre finalité que de bien faire ressortir la barre, dont le noir se confondrait sinon avec le vert profond de la pelouse, et de souligner sa verticalité.
Elle crée aussi, bien sûr, une continuité visuelle entre le phallus caché du Dieu épuisé, et la verge miraculeuse.
Un objet extraterritorial
Par son métal, par la double signification de son nom en latin, le pilon fait bien partie des « armes » martiales, et donc du champ sémantique du tableau. Mais au sens propre, sa présence dans la scène est inexplicable.
En nous le montrant en lévitation, sans ombre portée, sans contact avec la main du dieu, Botticelli nous fait comprendre que ce n’est pas un objet matériel : c’est un pilon théorique, emblématique : un organe viril statufié, magnifié, fantasmé.
Non pas un gendre, mais un membre idéal.
Le pilon florentin
La symbolique sexuelle du pilon était-elle parlante pour le spectateur florentin ? En 1482, juste avant ce tableau, Botticelli avait illustré dans une série de quatre fresques l’histoire de Nastagio degli Onesti, d’après le Décaméron de Boccace (journée 5, nouvelle 8). S’il a profité de la commande pour poursuivre un peu plus loin sa lecture, il a pu s’amuser de la manière dont le curé de Varlungo s’y prend pour coucher avec Monna Belcolore, en lui proposant un manteau . Voici la fin de l’histoire, où le curé rusé récupère son manteau contre un mortier, qu’il avait emprunté à la Belcolore sous prétexte de faire une sauce :
»La Belcolore se leva en grommelant, alla à son coffre, en tira le manteau et le donna au clerc en disant : « – Tu diras à messer le curé ceci de ma part : la Belcolore a dit qu’elle fait voeu à Dieu que vous ne ferez jamais plus de sauce dans son mortier ; car vous ne lui avez pas fait si bel honneur pour cette fois. Le clerc s’en alla avec le manteau et fit la commission au curé ; à quoi celui-ci dit en riant : « – Tu lui diras, quand tu la verras, que si elle ne me prête plus son mortier, je ne lui prêterai plus mon pilon ; l’un vaut l’autre. » Décaméron, journée 8, nouvelle 2.
Le pilon est un élément-clé du tableau qui a été délibérément camouflé par Botticelli, et passé sous silence par les commentateurs candides :
- au spectateur qui se satisfait de la première explication venue, Botticelli laisse croire qu’il s’agit de la garde de l’épée ;
- pour le spectateur plus perspicace, il le pose en ostension sur le linge blanc du pagne : ainsi surgit l’idée d’une verge de fer, érigée devant la main gauche de Mars en pendant à la verge de chair, cachée derrière sa main droite.
- Le spectateur latiniste connaît l’homonymie pilum/pilon/javelot. Si de plus il a lu le Décaméron, il n’a pas de peine à imaginer le va-et-vient vertical du pilon sous la conque, tandis que les panisques font de même, horizontalement, avec la lance.
Objet « hors champ », sans ombre, sans réalité physique, de qui le pilon est-il le fantasme ? De Mars, dans son sommeil, ou de Vénus, dans son appétit ? Plutôt de Vénus car, comme nous l’avons déjà remarqué, si nous replions le tableau autour d’un charnière centrale, nous verrons la verge de fer se placer très exactement sous la main de la déesse rêveuse.
Risquons un dernier pas sur la glace des interprétations oiseuses : si la lance est de Mars, de qui est le pilon, dont la trajectoire met en joue, tout aussi bien, la conque de Vénus ? D’un côté l’arme du guerrier, de l’autre l’outil de l’ouvrier… Le pilon ne serait-il pas un marteau à peine déguisé, l’emblème justement de Vulcain, l’illustre cocu ?A la fois calembour verbal, visuel et mythologique, le pilon de Vénus et Mars aurait un statut quasi-unique dans l’histoire de l’art occidental, raison pour laquelle il n’a pas été repéré jusqu’ici.
L’objet qui s’en rapprocherait le plus serait la fameuse anamorphose du crâne, au premier plan des Ambassadeurs de Holbein :
à la fois dans le tableau et en dehors du tableau, évident et masqué, trivial et sophistiqué.