Les interprétations sexuelles sont comme les maladies transmissibles : des objets, elles sautent aux personnages, et tournent à l’obsession: jeux de jambes, jeux de mains…
Jeux de jambes
La jambe gauche de Vénus
Le long de la jambe de Vénus, le regard se laisse captiver par un jeu de dévoilement en trois temps : transparence au niveau du genou, contrariée par le pan de voile qui retombe sur le mollet, puis résolue par la nudité du pied : un pied grec, bien sûr, comme il sied à une native de Cythère. Remarquons que ce pied se situe juste à l’aplomb du sexe de Mars, dissimulé par le pagne.
Ainsi, l’allongement télescopique de la cuisse, du genou, du mollet et du pied de Vénus compense sa frustration, son désir de toucher un membre introuvable, dont l’orteil nu et proéminent constitue la caricature.
Et la jambe droite ?
Tandis que la jambe gauche occupe les deux tiers du panneau, la jambe droite est bizarrement absente, escamotée sous le bouillonnement des tissus. En solidarité avec son boîteux de mari , Vénus serait-elle amputée ?
Lotto, dans Vénus et Cupidon, nous suggère une explication : il nous montre la jambe de la déesse repliée à angle droit vers l’arrière, dans une posture peu naturelle qui semble n’avoir pour but que de créer un point de contact avec la jambe de Cupidon.
Lotto explicite ainsi ce que Botticelli nous laisse deviner : la jambe cachée de Vénus part vers l’arrière, à la recherche d’un contact charnel avec Mars. D’ailleurs, les deux jambes de celui-ci ne sont pas horizontales, mais plus hautes sur la gauche : peut-être simple effet de perspective, ou bien indice qu’elles sont posées, justement, sur la jambe cachée de Vénus.
Ainsi, derrière leur posture figée, leur parallélisme pudique, les deux figures entretiendraient, en fait, une amoureuse proximité.
La jambe droite de Mars
Le genou à angle droit fait pendant, dans le plan vertical, à la position de la jambe cachée de Vénus dans le plan horizontal. L’endroit où elle croise l’autre jambe de Mars tombe juste derrière la main gauche de Vénus.
Ainsi, le point de contact entre les deux jambes de l’homme, est aussi le seul point du tableau où les peaux de l’homme et de la femme s’avoisinent, sans tissu de séparation. En ce point triple, Botticelli utilise l’ambiguité entre contact physique et contact visuel, pour créer, une zone de fusion, de collage, où toute profondeur s’abolit.
La jambe gauche de Mars
Elle se trouve en position d’extension, tout comme la jambe gauche de Vénus. Mais tandis que les orteils de celle-ci sont dénudés, ceux de Mars sont pris dans le tissu rose, qu’ils étirent. Ce détail a été relevé par David Clark, qui l’a interprété comme la citation d’une oeuvre antique, conduisant à une allusion sexuelle érudite :
« Il est certain que Botticelli a combiné tissu tendu et lance phallique pour suggérer le pénis de Mars en érection : en effet ce détail du tissu tendu par le pied est calqué sur une sculpture romaine antique (…). L’ »Hermaphrodite endormi » représente un jeune homme se réveillant, étirant ses membres dans un mouvement de contraposto, tendant du pied gauche le tissu qui le couvre et relevant son bassin pour laisser voir l’érection qui a troublé son sommeil ». Clark, David L., Botticelli’s Venus and Mars and other apotropaic art for Tuscan bedrooms , Aurora, The Journal of the History of Art, 2006
Pour compléter cette interprétation, nous dirons que si la jambe de Mars est érectile, alors le tissu rose dont il éprouve l’élasticité ne peut être que vaginal.
Les membres inférieurs du couple divin obéissent à une composition symétrique : chacun montre un pied et cache l’autre, chacun a sa jambe gauche étendue, et sa jambe droite repliée à angle droit.
On remarque tout de suite le parallélisme entre les jambes gauche en extension. Toutes deux s’étirent jusqu’à l’aplomb du sexe du partenaire, et leur extrémité arbore une métaphore discrète : l’orteil grec de Vénus mime un membre viril, tandis que les orteils de Mars sont encapuchonnés dans un textile vaginal.
La symétrie entre les jambes droite repliées est moins évidente, puisque celle de Vénus est cachée. On doit deviner qu’elle touche celle de Mars à notre insu, au point singulier du tableau où les peaux du Dieu et de la Déesse donnent l’illusion d’un contact.
On pourrait résumer en deux phrases ce jeu subtil entre parallélisme et orthogonalité :
- deux jambes parallèles ne se rencontrent pas, sauf dans la métaphore ;
- deux jambes orthogonales se croisent, mais dans l’intimité.
Jeux de mains
Imaginons que nous repliions le tableau comme un diptyque, autour d’une charnière centrale : alors la main gauche de Vénus va se superposer exactement à la main gauche de Mars, et de même pour les mains droites. Les quatre mains obéissent donc à des règles de symétrie strictes.
La main droite de Mars
Venant en avant-plan, elle s’expose opportunément sur la cuisse gauche, juste à côté du sexe avec lequel son ombre portée crée une continuité visuelle. La position flaccide de l’index, au dessus des autres doigts repliés en boule donnerait, en ombres chinoises, l’image de la virilité après la bataille.
La main gauche de Mars
Le geste est très semblable à celui de la main droite, sinon que l‘index se déplie, jusqu’à venir toucher ce qui semble être une verge de fer (voir 6 Le mystère de la verge de fer).
La main gauche de Vénus
L’index et le majeur s’écartent en toute discrétion, mais dessinent néanmoins l’image d’une fente vacante.
La main droite de Vénus
Si l’index gauche de Mars est éloquent, celui de Vénus ne l’est pas moins, comme l’a remarqué Daniel Arasse :
« Le pouce et l’index de Vénus ont une pose manifestement étudiée et, en pinçant le tissu, ils lui font perdre localement sa ‘diaphanéité’ pour y dessiner un repli ombreux pris entre deux gonflements parallèles et donner au vêtement une configuration peu équivoque. »
D.Arasse, Le Détail
Telles des ombres chinoises, les mains de Vénus et Mars projettent des images grivoises dont le but, dans un tableau de mariage, parait clairement didactique.
De part et d’autre de l’organe réel caché sous le tissu, elles illustrent, de gauche à droite, comment le sexe de l’homme et celui de la femme passent de l’état latent à l’état excité.
Ce que le pinceau ne peut pas montrer, la gestuelle des mains l’écrit distinctement : langage des signes sans dictionnaire, sans référence externe, valable pour ce tableau seulement, et dont la signification s’impose par le sens de la lecture, et celui de la symétrie.
Le sexe après l’amour
Donc Mars est nu, allongé, endormi, tandis que Vénus habillée et assise a lancé ses panisques à l’assaut.
Rappellons ce que nous ont appris les objets : Les objets virils (la lance, l’épée) sont retournés contre Mars, tandis que des objets féminins (la conque, les trous d’arbre, le fruit) le cernent et font honte à son incapacité.
Au terme de l’analyse sexuelle, nous retrouvons le schéma que nous avions pressenti dans Les charmes contre les armes, mais avec une précision supplémentaire : la ligne qui relie l‘épée coupée, symbole de la virilité vaincue, au médaillon de Vénus, symbole de la féminité triomphante, passe miraculeusement par les deux substituts masculins que sont l’index en cours de redressement, et l’orteil en extension :
nul doute que Vénus, discrètement, ne soit en voie de parvenir à ses fins….
Lorsqu’on les replie l’un sur l’autre, l’identité des deux personnages devient évidente :
Vénus est un Mars réveillé, Mars est une Vénus endormie.
Après l’amour, les sexes s’intervertissent :
dans l’impuissance, l’homme se féminise ;
dans l’impatience la femme devient prédatrice.