Toute jolie et amusante qu’elle soit, la scène consiste tout de même à montrer un jeune homme nu, gisant inconscient à côté d’une beauté habillée. Autant cet effet de contraste serait banal pour une déploration (pieta, martyre), autant il est intriguant dans le cas d’une scène champêtre, où on s’attend plutôt à ce que la beauté de la nature serve d’écrin à la plastique féminine.
Cette inversion de la nudité n’est pas le seul élément provocateur du tableau, qui regorge d’objets diversement sexués : la coquille bien sûr; mais aussi la lance/gaule, le trou d’arbre et d’autres que nous découvrirons.
Avant la réaction Savonarole, les Florentins n’étaient pas prudes : sous couvert d’une lecture érudite, rien n’empêche donc une lecture érotique, selon laquelle cette décoration de lit serait une sorte de planche pédagogique à l’usage des jeunes mariés.
Nous allons donc, quittant les garde-fous du texte, traquer les représentations du sexe, à base de creux, de bosses, et de gestes suggestifs.
La conque de Vénus
La naissance de Vénus
Botticelli, dans sa célébrissime Naissance de Vénus, nous montre la déesse debout dans une coquille Saint Jacques, ce qui est la manière pudique d’illustrer le mythe : car d’après celui-ci, Vénus aurait surgi nue de l’écume de la mer, près de l’île de Cythère, « chevauchant une conque« .
Bien différente de la coquille Saint Jacques, la conque est en forme d’escargot, avec une ouverture rose évoquant universellement le sexe féminin. Aussi la représentation de Vénus chevauchant une conque véritable n’a jamais été tentée, tant elle rendrait évidente le pléonasme sur lequel joue le mythe.
Dans Vénus et Mars, la conque ne doit-elle pas être comprise, non pas comme une référence à Pan, mais simplement comme l’emblème de Vénus, par lequel Botticelli rendrait justice, sous une forme visuellement acceptable, à la crudité du texte antique ?
La conque gréco-romaine
Le mot « cogxe »en grec, « concha » en latin, est parfois utilisé dans un sens grivois. Dans une pièce de Plaute, Rubens, on trouve une invocation à Vénus à propos de deux jeunes naufragées :
« Tu es née, dit-on, d’une conque ; que leurs conques trouvent grâce devant toi ! » (« te ex concha natam esse autumant, cave tu harum conchas spernas »)
En espagnol, le mot concha a toujours cette acception érotique.
Vénus et Cupidon
Lotto, vers 1525, New York, Metropolitan Museum
Lorenzo Lotto - Venus and Cupid.jpgCliquer pour agrandir
Lotto n’hésitera pas à suspendre, juste au-dessus de la tête de Vénus, une conque très similaire à celle de Botticelli, en prenant soin de redresser verticalement l’ouverture pour la rendre plus explicite. Juste derrière, un rideau rouge, entrebaillé par un tronc d’arbre, insiste lourdement.
Mais ce qui est encore plus significatif, dans ce tableau truffé de clins d’oeils et d’énigmes, c’est la grosse perle, bien visible, que Vénus porte en boucle d’oreille
Lotto s’est donc amusé à suspendre de part et d’autre du visage incliné de la déesse, deux emblèmes vénusiens parfaitement évidents pour les spectateurs de l’époque.
Le Vénus et Cupidon de Lotto illustre le goût de ce peintre pour les tableaux à symboles. Il jette, rétrospectivement, un éclairage intéressant sur le Venus et Mars de Botticelli, qui lui est antérieur d’une quarantaine d’année.
Lotto encadrera verticalement le visage de Vénus par la conque et la perle : Botticelli utilise la même composition horizontalement, en plaçant le visage de Mars sous le contrôle de la conque d’un côté, du nid de guêpes de l’autre.
Si la conque est un emblème de Vénus, le nid n’en serait-il pas un également ?
Les objets sexués
Si on les cherche, on les trouve. A vrai dire, il n’y a guère que cela dans le tableau.
Le voile et le pagne
Vénus exalte sa féminité par des superpositions de voiles ondoyants, maîtresse des pièges et des prestiges de la transparence. En contraste Mars apparaît bien vulnérable dans sa nudité, avec son pagne aux plis secs qui semble là plus pour faire oublier que pour mettre en valeur une virilité hypothétique.
La composition
En largeur, la composition est parfaitement symétrique : les rideaux végétaux qui ferment le fond s’arrêtent exactement à l’aplomb du sexe des dieux allongés, à égale distance du milieu du tableau.
Les bandes les plus éloignées renferment la partie supérieure des corps, la partie noble. Mais dans la bande centrale, les membres inférieurs se côtoient, sans se toucher en aucun point.
La composition souligne donc l’état de séparation, dans lequel se trouve pour l’instant le couple : leurs bustes sont éloignés, rencognés chacun dans sa « loge » végétale ; la bande centrale est l’espace de la rencontre, ouvert sur un horizon vide qui autorise tous les possibles.
Le buisson et l’arbre
Dans les panneaux végétaux qui servent de fond aux deux bustes, on reconnaît habituellement des lauriers ou des myrtes, arbustes sacrés de Vénus.
Mais ces deux panneaux ne sont pas symétriques : derrière Vénus, il s’agit d’un buisson touffu ; tandis que Mars est appuyé contre un tronc d’arbre.
Le contraste est donc clairement sexué, entre le buisson évocateur d’une toison pudique, et le tronc on ne peut plus viril.
Les guêpes
A la différence de Mars qui ronfle, ayant mis bas cuirasse et épée, elles vrombissent à l’entrée du nid, avec leur carapace et leur dard.
On peut voir une touche d’ironie dans le contraste entre leur vigilance agressive et le sommeil désarmé du Dieu des Combats.
Quoique minuscules, ce sont elles les vrais guerrières du tableau, celles qui forcent les orifices et prennent d’assaut les citadelles.
La guêpe est d’ailleurs souvent un emblème de la Pugnacité (cf Wind, p 104).
Les branches coupées
Certes, le trou de l’arbre sert à justifier la présence des guêpes, armes parlantes des Vespucci. Mais pas seulement : car il ne s’agit pas exactement d’un trou d’arbre, mais d’une crevasse qui s’est formée au bout d’une branche, coupée à quelques centimètres du tronc.
Ce trou au bout d’une branche coupée nous place dans le même inconfort symbolique que la conque, à la fois féminine par l’orifice et virile par la proéminence.
D’autant que le motif de la branche coupée ras est répété deux autres fois : en dessous du nid de guêpes, et à gauche du tronc, dans la pénombre, juste au dessus de la conque.
La lance
La lance barre la zone centrale : elle constitue donc, visuellement, un pont entre la « loge » de Vénus et la « loge » de Mars.
Elle passe à côté de la conque, mais vise directement le trou d’arbre, dont la position à côté de l’oreille gauche de Mars et la forme en amande introduisent une symétrie forte par rapport à la conque et à son orifice.
Mettant en joue successivement deux cavités, la lance a tout du symbole phallique, même si elle pointe du camp féminin vers le camp masculin
Remarquons que son bout est « coupé » par la conque : tout comme la branche creuse, il s’agit d’un symbole viril vaincu par un symbole féminin.
L’épée
La encore, il s’agit d’un objet viril dont le bout est caché, et qui se retourne contre son propriétaire.
Le casque
Nous avons signalé l’encoche sur la nervure centrale, qui souligne l’absence du cimier. Non seulement le casque de fer est enserré par les ornements cuivrés qui matérialisent la domination de Vénus, mais en plus il est dévirilisé, amputé de sa partie sommitale.
Virilité interrompue
L’insistance sur le motif de la « virilité interrompue » donne matière à réflexion : ce pourrait être tout simplement une allusion à l’impuissance temporaire, à la phase réfractaire dans laquelle, après l’acte sexuel, le dieu de la Guerre se trouve présentement.
La conque, la branche coupée, la lance, proéminences contrariés par un orifice, pourraient simplement signifier la victoire inéluctable, dans les jeux de l’amour, de l’organe féminin sur l’organe viril.
Le désarmement de Mars est bien avancé : nu comme un mollusque hors de sa coquille, il est incapable de combattre. Ses armes offensives (la lance, l’épée), sont privées de leur pointe et retournées contre lui. Quant à ses armes défensives, elles ne sont guère plus glorieuses : le casque est écimé et la cuirasse gît à terre comme un cadavre décapité sur le champ de bataille.
La victoire de Vénus est totale : le comble de la fierté masculine, Mars, ce super-héros, est exposé au milieu de ses trophées tranformés en jouets, mis en joue par les symboles épuisés de sa propre virilité.
Autrement dit : l’homme après l’amour est un être sans défense, plus faible qu’un enfant ; quant à son organe, une fois émoussé, il se retourne en menace contre lui même : post coïtum animal triste.