Derrière le couple de Mars et de Vénus, officiel, statique, symétrique, le cortège des panisques insuffle son dynamisme et entraîne le regard à sa suite, de gauche à droite, puis de haut en bas.
Ce sens de lecture imposé suggère que les quatre ne jouent peut être pas seulement des saynètes amusantes et décorrélées, mais qu’ils se livrent à des actions coordonnées, suivant un plan concerté.
Une noire vision
Charles Dempsey, dans son livre « Inventing the Renaissance Putto » (2001, p 127 et suivantes), a réussi à relier logiquement les actions des quatre panisques, ce qui donne une interprétation globale et plutôt amusante de l’oeuvre. En voici le résumé.
Les panisques N°1 et N°2
Il ne faut pas les imaginer à l’arrêt, en train d’essayer de relever la lance : mais plutôt en train de l’utiliser comme un bélier, pour frapper le tronc d’arbre contre lequel repose la tête de Mars, ceci dans le but d’exciter les guêpes : nous sommes au moment où elles commencent à sortir de leur nid.
Le panisque N°3
Mars va donc être pris en tenaille, entre les guêpes qui se préparent à l’assaillir d’un côté, et de l’autre côté la conque du panisque N°3, qui gonfle ses joues pour le réveiller en sursaut.
Le casque terrifiant
Un auteur latin, Valerius Flaccus, cité par Politien, explique que la simple vue du casque de Mars est capable de provoquer la terreur. En se rapprochant du dieu endormi, le panisque N°1 tend donc à Mars son propre piège : la vision terrifiante qui accueillera son premier regard.
Le panisque à la cuirasse
Enfin, le panisque N°4, en embuscade dans la cuirasse, se prépare à en jaillir pour prendre le dieu à revers. Peut-être (Dempsey ne va pas jusque là) saisit-il l’épée pour la cacher, voire même pour piquer les parties charnues du dieu humilié, redoublant l’outrage des guêpes.
Le fruit vert
Dempsey suppose que ce fruit pourrait être une figue. En effet, Saint Jérôme, dans un commentaire d’Isaïe, parle d’une espèce de faunes particulièrement pernicieuse, les « faunes des figuiers » (faunus ficarii), qui sont supposés causer des cauchemars.
Les panisques lubriques
Dempsey fait remarquer que deux des panisques (celui qui se retourne en direction de Vénus et celui qui sort de la cuirasse) tirent la langue, geste obscène.
Le cauchemar de Mars
Au terme d’une analyse longue et serrée, Dempsey conclut que le tableau représente non pas une scène réelle, mais le cauchemar qui hante le sommeil de Mars. Voici précisément ses termes (traduction libre, p 145) :
« Mars s’est endormi à l’ombre d’un arbre, à midi. Il a ôté son armure et rêve de Vénus, de l’amour. Mais son rêve n’est pas vraiment un rêve d’amour, c’est un rêve de désir sensuel, de conquête et de possession sexuelle, qui en retour le possède lui-même. Ce rêve n’est pas une vision réelle mais un cauchemar, un phantasme nympholeptique dans lequel Vénus n’est autre qu’une lamia, l’invention, la créature démoniaque de sa propre imagination qui revient hanter son sommeil et obnubile, au réveil, sa pensée et son désir. De plus, il est assailli par des fantômes de midi, des panisques-lutins, qui prennent possession de ses propres armes et l’attaquent de l’intérieur, retournant contre lui les instruments de cette capacité qui lui est propre, la puissance militaire. »
Comme un ingénieur du son qui forcerait sur les basses, Dempsey a poussé à l’extrême le son de la conque, et le côté négatif du thème des panisques. Son interprétation noire nous laisse perplexe, tant elle va à l’encontre de la perception immédiate du tableau : celle d’une scène avant tout plaisante et amusante. Notre perception serait-elle à ce point un contresens, un anachronisme ?
Si le tableau exigeait une lecture à deux niveaux - Mars comme un personnage en chair et en os, Vénus et les panisques comme des fictions cauchemardesques – Botticelli aurait-il opté pour une composition aussi symétrique ?
Et ses commanditaires étaient-ils à ce point audacieux pour décorer un lit nuptial d’une scène aussi décalée, le dieu le plus viril terrorisé par des fantasmes sexuels ?
Le réveil des sens
Reprenons ce qui est bien étayé :
- Botticelli a représenté les amours de Vénus et de Mars,
- il a rajouté en surimpression le thème plaisant des enfants jouant avec les armes du héros,
- pour faire un clin d’oeil à un sujet à la mode, il a transformé les amours en panisques : ce n’est pas pour autant que la terreur panique devient le sujet principal du tableau.
Le grand mérite de Dempsey est d’avoir mis en évidence que les quatre petits dieu, dans le dos des deux grands, se livrent à des actions logiquement coordonnées. Si ce n’est pas pour terroriser Mars, quel est donc le but qu’ils poursuivent ?
Le casque aveugle
Reprenons l’idée de Dempsey : Mars, réveillé en sursaut, va se voir en reflet dans son propre casque, que le panisque N°1 lui présente comme une sorte de miroir déformant. Remarquons que ce panisque est lui même aveuglé par le casque, qui revêt donc une signification double : objet qui prive de la vue, mais aussi capable de redonner la vue.
La conque sonne
On imagine bien le réveil en fanfare de Mars, avec cette conque si près de son oreille. Mais cette proximité physique traduit aussi une parenté formelle entre les deux organes, le creux de la coquille rappellant celui de l’oreille. Depuis Galien, on nomme d’ailleurs « concha auris » ou « concha auriculae » (la conque de l’oreille), l’entrée du conduit auditif.
Ainsi la conque brandie comme l’enseigne d’un audioprothésiste représente à la fois l’origine et l’organe du son.
La lance touche, les guèpes piquent
La lance également est un objet surdéterminé : en tant qu‘arme, elle est le prolongement du bras et de la main, un objet qui « touche » à distance ; dans le tableau, elle met en branle le tronc de l’arbre qui transmet aux guêpes et à la peau du Dieu endormi, les vibrations de ces coups répétés. Coups qui vont ensuite se démultiplier en autant de coups de dards, réveillant de manière radicale l’épiderme du dieu dénudé.
Le fruit tombe
Autre conséquence des coups de lance : à force de frapper l’arbre, rien d’étonnant qu’un fruit se détache, conséquence logique que Dempsey n’a pas relevée. La lance est détournée en un objet bien pacifique : une gaule. Et sur le fruit juste tombé par terre, le panisque N°4 fait main basse d’un air gourmand (d’où la langue qu’il tire), tandis que son autre main s’empare de l’épée, en guise de couteau.
Derrière les deux grands dieux immobiles, il faut imaginer tout un charivari en mouvement : les joues qui se gonflent pour souffler dans la conque, les allers-retours de la lance/gaule, la colère des guêpes, la chute du fruit bientôt tranché.
S’il faut trouver un sens au plan concerté des quatre panisques, ne s’agit-il pas de réveiller, un par un, les sens de Mars endormi ?
- Le casque-miroir va ranimer sa vue,
- la conque son oreille,
- la lance et les guêpes vont s’intéresser à sa peau ;
- quant au fruit que le panisque va découper, il s’adresse aux deux sens restants : l’odorat et le goût.
Ainsi la conspiration des panisques, suscitée par Vénus l’impérieuse, n’a pas pour but de terroriser Mars : simplement de le ramener du monde des rêves, dans lequel elle n’a pas prise, au monde sensible et sensuel où elle règne.