Tatlin – un nouvel art pour un monde nouveau

Publié le 11 août 2012 par Elisabeth1

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En montrant Vladimir Tatline (1885-1953), le Museum Tinguely à Bâle consacre sa grande exposition estivale à une personnalité artistique légendaire. Tatline est en effet l’une des figures majeures de l’avant-garde russe. La dernière grande rétrospective consacrée à ce formidable rénovateur de l’art remonte à presque vingt ans.

Vladimir Tatlin

On peut voir à Bâle les toiles des débuts, les imposants contre-reliefs, les reconstitutions de la tour révolutionnaire et de l’appareil à voler Letatlin. Ses principaux travaux destinés au théâtre  clôturent l’exposition. Plus de 100 chefs-d’œuvre, provenant pour la plupart de grandes collections à Moscou et Saint-Pétersbourg, permettent ainsi de redécouvrir cet artiste hors pair qui marqua le début du XXe siècle.

Vladimir Tatlin, Matrose (autoportrait) 1911

Vladimir Tatline commence sa carrière comme marin. Jusqu’en 1913, la pratique de son art se cantonne aux domaines de la peinture et du dessin. Dans ses jeunes années, il s’intéresse à l’ancienne peinture russe sur icônes ainsi qu’à l’art populaire, et seulement après aux courants d’avant-garde en Russie et en Europe de l’Ouest, notamment à Paris. Toute son œuvre ultérieure trouve son fondement dans la peinture. Ses premiers tableaux sont largement représentés dans l’exposition : avec ses aplats colorés et décoratifs, son style rythmé par les courbes, marqué par la présence forte de contours sombres et clairs, Tatline parvient à une synthèse bien à lui de la tradition russe et de l’avant-garde française.

Vladimir Tatlin - composition nu féminin 1913

Contre-reliefs

En 1914, Tatline fait le pas de la peinture d’avant-garde à l’art révolutionnaire, anticipant ainsi sur les changements politiques qui, déjà « dans l’air », éclateront en 1917. Des reliefs picturaux et contre-reliefs d’angle réalisés par Tatline (avant la révolution d’Octobre), et qui constituent sa contribution la plus importante et la plus radicale à l’art moderne, seulement peu sont conservés. Les quelques exemplaires originaux existant encore aujourd’hui, conservés à Moscou et Saint-Pétersbourg, ainsi qu’un vaste aperçu des reconstitutions d’après photos permettent de visualiser cet aspect essentiel de l’histoire de l’art. Les contre-reliefs de Tatline entendent rompre totalement avec toutes les pratiques artistiques bourgeoises et se conçoivent comme une « contre-attaque » au sens d’un surplus d’énergie. Selon un propos de Konstantin Umansky en 1920, le « Tatlinisme » serait l’affirmation de la mort du tableau en tant que tel : « Les trois dimensions sont trop à l’étroit sur la surface de la toile. »

« Nous ne croyons plus à l’œil, et nous voulons le contrôler par le toucher », proclamait Tatline en 1920. Avec les contre-reliefs, il invalidait les lois de la peinture et créait ainsi en quelque sorte un nouveau genre artistique, une nouvelle approche du matériau mis en œuvre. Tatline devient ici poète des matériaux, qu’il affranchit de leur fonctionnalité liée à la représentation.

Vladimir Tatlin Eck-Konterrelief 1914 ©

Son art se caractérise aussi par l’économie ciblée des moyens utilisés. Ses contre-reliefs d’angle renferment une notion d’action ; ils simulent une impression d’apesanteur pleine de tension. Ils sont sans point d’appui et une sorte de gréement remplace la plinthe des statues traditionnelles. Le principe de composition relève d’éléments clairement antistatiques : une mise en scène jouant avec la gravité et l’anéantissement de celle-ci. Il s’agit là de distance, d’espace intermédiaire – un espace à la fois réel et imaginaire. Tatline place son art de façon littéralement matérielle dans l’espace de l’actualité ; avec des formes plastiques expérimentales, il produit du présent.

Révolution, architecture et utopie : la Tour Tatline

Rares sont les œuvres d’art du XXe siècle à revêtir un statut aussi légendaire que le projet de Monument à la Troisième Internationale que Tatline élabora en 1919-1920. La réalisation de cette construction (haute de 400 mètres) fut néanmoins empêchée par la guerre civile, mais aussi par le manque de ressources matérielles et les limites technologiques de l’époque. Le monument – placé parallèlement à l’axe de la Terre avec quatre volumes intérieurs tournent plus ou moins vite autour de leur propre axe selon des rythmes et des lois cosmologiques – devait incarner le siège du gouvernement d’un nouvel ordre social, avec une hiérarchie juste. Les volumes tournants de la « Machine mondiale » de Tatline symbolisent la révolution au sens littéral. En 1920, Nikolaï Punin célébra le projet comme un « événement international dans le monde de l’art » et y vit « la synthèse organique des principes de l’architecture, de la sculpture et de la peinture ». La tour construite aurait été la prolongation logique des principes temps-espace que Tatline avait développés dans ses contre-reliefs : elle aurait permis une nouvelle approche de l’espace, d’un certain point de vue presque comparable à l’expérience de voler. La Tour Tatline servit de catalyseur à la discussion menée par des personnalités comme Léon Trotski ou Anatoli Lounatcharski sur la conception de la vie, de l’art et de l’État dans la jeune Union Soviétique après la Révolution ; aujourd’hui, elle est le véhicule par excellence d’inspirations et d’interprétations fortes.

Tatlin Exhibition Museum Tinguely 2012

Avec la redécouverte de l’œuvre de Tatline depuis les années 1960, le modèle non conservé a été reconstruit en différentes variantes : les deux les plus remarquables (celles de Moscou et de Paris) sont à Bâle dans un face-à-face spectaculaire. Elles permettent en outre de mieux comprendre la réception de l’œuvre de Tatline et les critères qui président à sa genèse.

Le vol de Letatlin

Dans les années 1920, Tatline se mit en quête d’une dimension physique et spatiale du vol. Aux rêves individuels d’une société collectivement normée, il conféra en 1929-1932 une expression avec sa sculpture volante et visionnaire nommée Letatlin. Pour l’artiste, qui avait un penchant pour la mystification, voler revenait à une expérience humaine ancestrale que l’évolution lui avait fait perdre et qu’il voulait désormais restituer à l’homme moderne. L’appareil volant Letatlin, singulière synthèse d’art, de technique et d’utopie, est la fois apogée et résultat d’une recherche plastique et de ses limites, qui commença avec les contre-reliefs à l’époque du tsarisme et dont la pensée se prolonge, dans des proportions monumentales, avec la tour révolutionnaire. La sculpture volante renferme un riche potentiel d’associations possibles et peut aussi être interprétée comme une métaphore de l’accélération, comme vecteur d’extension des idées – voire comme un deus ex machina de la modernité. Le rêve de Tatline ne s’est pas concrétisé ; Letatlin n’a jamais pris son envol à ce jour.

2012 Tatlin

Le théâtre comme scène d’un monde nouveau 

Toute sa vie durant, Tatline s’intéressa au théâtre. Sa passion pour le Vaisseau fantôme de Richard Wagner est étroitement liée à sa biographie. Il essaya de transposer des paysages musicaux et marins, équivalents du romantisme tardif et du rayonnisme, dans une peinture aux tonalités fortes, pleines d’accents dramatiques. Son travail pour le théâtre culmine dans sa mise en scène en 1923 du métarécit futuriste de Velimir Khlebnikov Zangezi. Tatline décida pour ce faire de « placer une construction matérielle à côté de la construction des mots ». Le matériau linguistique de la poésie et le matériau palpable des arts plastiques exprimaient pour lui la même énergie universelle. L’expérience avant-gardiste Zangezi fascina, car elle constituait à elle seule une véritable synesthésie, tout entière faite de rapports et de correspondances entre les sons, les couleurs, les textures et la lumière.

Si Tatline fascine aujourd’hui, c’est que son œuvre a toujours voulu la transformation sans jamais omettre le contexte social général, et aussi parce que son œuvre, il y a de cela presque un siècle, posa les fondements de courants qui n’ont rien perdu de leur actualité et de leur vitalité inspirante. Sans craindre de se frotter à des domaines qui lui étaient étrangers, Tatline – qui aimait le travail collectif – fut le maître de l’interdisciplinarité et de la synthèse des choses et des matériaux, des formes de présentation et des aspects esthétiques, et ce d’une manière inédite jusqu’alors.

2012 Vladimir Tatlin

Le Museum Tinguely de Bâle expose jusqu'au 14 octobre 2012 plus de 100 œuvres prêtées par de grands musées internationaux : la Galerie Tretiakov, le Musée du théâtre Bakhrouchine, les Archives nationales de la Littérature et de l’Art, le Musée d’Architecture Chtchoussev ainsi que le Musée du Théâtre d’art académique de Moscou ; le Musée Russe de Saint Pétersbourg ; le Musée d’Histoire, d’Architecture et d’Arts plastiques de Kostroma ; le Museum de Wiesbaden ; le Zeppelin Museum de Friedrichshafen ; le Österreichisches Theatermuseum de Vienne ; le Centre Georges Pompidou de Paris ; l’Annely Juda Fine Art et la Grosvenor Gallery de Londres ; le State Museum of Contemporary Art – Costakis Collection de Thessalonique ; les musées de Penza et Athènes.

Commissaire et catalogue

L’exposition, dont le commissaire est Gian Casper Bott, est accompagnée d’un catalogue présentant l’œuvre et la vie de Vladimir Tatline sous l’éclairage nouveau de la recherche actuelle ; il propose des contributions de Simon Baier, Gian Casper Bott, Dmitrii Dimakov, Jürgen Harten, Yevgraf Kipatop, Nathalie Leleu, Maria Lipatova, Anna Szech, David Walsh et Roland Wetzel (éditions anglaise et allemande, 240 pages, 200 ill., Hatje Cantz Verlag, 52 CHF, édition allemande ISBN 978-3-9523990-0-2 / édition anglaises : ISBN 978-3-9523990-1-9).

Musée Tinguely | Paul Sacher-Anlage 2 | Case postale 3255 CH-4002 Bâle | Téléphone + 41 61 681 93 20 | Téléfax + 41 61 681 93 21

Horaires: Du mardi au dimanche 11 – 18 h | Fermé le lundi

texte et  images © presse courtoisie Musée Tinguely