A l'issue d'une traversée sans histoire, Mathis débarqua aux pieds des premiers reliefs des Cévennes.
Enfin il parvenait au terme de son voyage, dans la plaine de Berrias, et quoique le nom en eut changé, il le reconnut aussitôt. Lorsque il voulut se
renseigner auprès des gens du village sur l'histoire de la région, il suscita d'abord l'indifférence.
Puis comme il insistait, il finit par tombé nez à nez avec une vieille femme aveugle. Cette dernière, tout en cherchant ses mots, lui tint le discours suivant:
- « Je ne puis te voir, étranger, mais je t'ai entendu t'adresser tout à l'heure aux hommes du village. Tu ne parles pas comme eux: en fait tu
parles comme les parents de mes parents. »
- « Je suis venu ici pour retrouver mes racines, mais rien ne semble subsister de la vie et du travail de mes ancêtres sur cette terre. »
- « Si véritablement les tiens ont vécu ici, alors une trace doit encore subsister. Suis- moi. »
En dépit de sa cécité, la vieille femme se déplaçait d'un pas ferme et soutenu, sans la moindre des hésitations. Elle ne tarda pas à mener son
interlocuteur dans la plaine où se dressait une pierre couverte d'inscriptions.
- « Ici, fit la vieille femme, dans l'ancien temps, on avait coutume de donné le nom du lieu à celui qui habitait cette terre. Aujourd'hui c'est ce
même lieu qui porte le nom de ses habitants afin de les préserver de l'oubli ».
Mathis se dit, qu'enfin, il avait fini par mettre la main sur quelque chose le reliant à ce pays. Avec émotion, respect et avec soulagement, il lut
et relut, d'abord à voix basse puis d'une voix plus forte, les quelques mots gravés en l'honneur de ses ancêtres et, qui enfin, portait témoignage qu'il n'était pas lui même étranger sur cette
terre d'Ardèche.
Comprenant l'émotion de Mathis, la vieille femme restait silencieuse derrière lui.
Se retournant dans sa direction, il lui dit:
- « S'il était en mon pouvoir, ô gardienne de la mémoire des ancêtres, je ne balancerai pas à te rendre la vue. N'étant qu'homme cela m'est
impossible mais, s'il est quelque chose que je puisse faire pour ton service, je n'hésiterai pas car les dieux sont témoin qu'en m'amenant ici tu m'as fais don de ce que je recherchais.
»
- « Tu ne me dois rien, répondit la vieille femme, personne ne doit jamais rien à personne, d'ailleurs je ne suis pas la gardienne ni de ce lieu, ni
de la mémoire de qui que ce soit. S'il est vrai que ce lieu est celui où tu désirais aller alors sache que ce n'est pas moi qui t'y est amené, c'est ton destin. » « Ce serait bien inutile
d'ailleurs je suis suffisamment récompensée d'avoir contribué à te mener jusqu'ici en t'entendant lire la pierre. »
- « Ici figure le nom de mes ancêtres et le fait d'entendre le son de ma propre voix reproduisant l'hommage de mes pères prouve qu'à jamais j'ai ici mes racines et que même le culte du nouveau dieu et les nouvelles habitudes des gens du village ne peuvent rien y changer. »
- « Es-tu bien certain de cela ? »
- « Oui, car tant que subsisteront ces pierres il suffira de relire les inscriptions qui les recouvrent pour faire revivre mes ancêtres. »
- « Au risque de te mettre à mal tes illusions, il me faut t'expliquer pourquoi j'ai été émue par ta lecture. Il faut que tu saches que, sur toute la terre de Languedoc, plus personne n'est capable de faire ce que tu as fait: rendre un sens à des inscriptions où, de nos jours, les gens ne voient plus que des mots.
Le miracle de ta lecture c'est qu'elle a fait renaître un passé oublié mais, ce passé était mort de nouveau quand ta voix s'est tue. »
Se tournant il relut une dernière fois l'inscription, s'imprégnant du lieu, des ondes et de la lumière.
Lorsqu'il se retourna, la vieille femme avait disparue.
Déterminé à retourner auprès des siens, Mathis reprit la route de La Côte du Rhône sans se retourner.