Millefeuille ne désigne pas le nombre de pages composant le dernier livre de Leslie Kaplan. Il s'agit du personnage éponyme d'un roman qui raconte quelques mois de la vie d'un veuf, entre ses amis, sa famille, ses activités (il écrit un essai sur Shakespeare et entreprend donc de relire toutes ses tragédies), ses rencontres et le récit circonstancié de ses rêves puis de ses hallucinations. Les aventures intérieures de Jean-Pierre, donc, nous conduisent à vivre avec ce dernier, dans son appartement parisien situé tout près du musée Bourdelle, durant quelques mois estivaux. Le narrateur est ici et ailleurs, masculin et féminin. Le plus souvent, il adopte un point de vue interne au personnage principal ; parfois, il est une amie du personnage en question, entité centrale en ce qu'elle est à l'origine d'une crise existentielle que cet opus décrit avec une justesse et une acuité incisives.
Les récits de formation narrent, traditionnellement, le parcours de personnalités qui découvrent la vie et se modèlent au gré d'expériences fondatrices déterminantes. Des épreuves sont surmontées, des obstacles contournés, des dilemmes posés, qui permettent au héros de gagner en maturité. L'originalité de cette fiction est qu'elle observe un retraité en proie à ses (vieux ?) démons : culpabilité, angoisse de la mort, paternité problématique et transmission improbable. Jean-Pierre pourrait croire avoir tout vu, tout vécu, tout lu, tout connu : il a été un enseignant studieux, un mari fidèle, un père responsable, un ami attentif. En fait, son âge relativement avancé l'ouvre à l'expérience d'un temps qui ne peut ni ne veut passer. Il vit l'événement et celui-ci remet en cause ses certitudes. Quelque chose advient (un appel, une rencontre, une convocation, au sens étymologique du terme), quelqu'un survient (Léo, un apprenti écrivain en attente de conseils, Loïc et Cristelle, un couple de jeunes désœuvrés abandonnés par leur famille et la société), qui bouleversent son appréhension du réel et affinent considérablement sa perception de la mort. À certains moments, il parle d’ailleurs comme certains personnages de Beckett: « Je n’en finirai jamais. /Pourquoi en finir. Je n’ai aucune envie de finir./C’est impossible de finir./Quelle horreur, finir./Quelle horreur ne pas finir./Finir, finir, finir./C’est impossible de finir./C’est les fous qui ne finissent pas. »
Il suffit d'un rendez-vous manqué, ou d'un silence un peu trop prolongé, pour que la rencontre, justement, n'ait pas lieu dans ce présent si fragile qu’il faudrait être capable de l’assurer et de l’assumer à l’instant. C’est ici et maintenant que sont nécessaires l’engagement, l’écoute pouvant passer par la parole, par une présence silencieuse, ou encore une attention absolument offerte à autrui. Il suffit d'un vide, d'une promesse non tenue, d’une absence passagère pour qu'un passage à l'acte précipite les vivants et les morts dans le tragique, les vivants avec leurs morts dans l’irréparable. Millefeuille est, en ce sens, un roman poéthique : il articule le récit à la recherche et la formulation d'une éthique qui en passe par le langage, une attention aux questions portées par les mots qui, même si elles restent sans réponse, permettent aux sujets d'habiter ce monde-ci, et de mettre en place une communauté familiale, amicale et affective qui sache soutenir, consoler, encourager. On voit bien que la question de la poésie excède ici la forme du texte et son espace même. Ce récit suggère que celle-ci est aussi ce qui noue le rapport, ce qui crée le lien, ce qui consolide la communauté ; un lien particulier qui traverse le langage, qui se constitue dans et par les mots, un lien qui travaille depuis l’inconscient, et qui s’exprime aussi par des images (rêves, films, photographies). Jean-Pierre lit, écrit, est cinéphile ; il se réfugie souvent dans le musée qui jouxte son appartement. Il peut être bavard. Il figure en tout cas le point de rencontres d’une série de personnages marginaux — les clochards Ernest ou Joseph par exemple — qui errent dans la ville, et dont la folie apparente se révèle, bien entendu, extrême sensibilité à ce qui se joue dans chaque mot, dans chaque parole.
« Millefeuille lui demanda ce qu’il écoutait, c’était la première fois qu’il lui posait la question. Ernest le regarda, soupçonneux./Je ne peux pas te dire./Mais pourquoi, demanda Millefeuille./Tu sais très bien pourquoi, dit Ernest./Millefeuille haussa les épaules./Ils buvaient chacun un demi. Ernest se lit à miauler, de vrais miaulements, Millefeuille sursauta./C’est ma copine, dit Ernest./Ta copine, dit Millefeuille./Ernest ne dit rien, ensuite il dit, Elle a trop chaud, en désignant le transistor./Millefeuille hocha la tête./Ernest, en confiance, ajouta, C’est parce qu’il y a trop de fous./Il y a trop de fous ? répéta Millefeuille, il se sentait un peu dépassé./Dans les rues, il y a trop de fous, dit Ernest, ça l’inquiète./Il finit son demi d’une traite, se leva, et partit, Salut mon brave./Millefeuille le regarda s’éloigner. Quand il ne le vit plus, il laissa échapper un miaulement. »
Puisqu’il est question de mots et de regards, d’interprétations et d’associations libres, d’échos et de remontées des souvenirs, de pulsions et d’effondrements, comment entendre ce « Millefeuille » qui recouvre tout en la découvrant l’identité du héros masculin ? Un certain talent pour les plaisirs des sens (le manger et le boire, la cuisine et le partage de nourritures terrestres), une attention pour les signes, ceux que les feuilles vierges accueillent, comme des rébus que chaque lecteur devrait essayer de déchiffrer, une conscience palimpseste stratifiée. Une indétermination également, puisque le nom « millefeuille », au masculin, désigne un gâteau à base de pâte feuilletée et de crème, mais également, au féminin, une plante de la famille des synanthérées, ainsi nommée parce que les feuilles en sont découpées très menues. On la prénomme aussi herbe à la coupure, herbe au charpentier, herbe militaire. Or si Millefeuille est l’homme qui entretient la relation, il est aussi celui qui la coupe, la raréfie, la travaille comme on travaille un bois, l’abandonne puis la fuit ; malgré lui, il se désinvestit soudainement, et interdit, depuis son retranchement, la permanence du lien.
La dernière page du récit reconstitue la parole hachée d’un individu dont tous les repères se sont effondrés. Il offre à Léo, et au lecteur, le bilan d’une expérience, et tente de mettre des mots sur les bouleversements qui ont fissuré sa conscience, son autorité et la maîtrise de son destin. Kafka notait en 1917 dans son Journal, “Est-il possible de penser quelque chose d’inconsolable ? Ou plutôt quelque chose d’inconsolable sans l’ombre d’une consolation ?” Dieu est mort, Cristelle et Loïc sont décédés, Millefeuille ne peut plus mourir de la même façon. Ses derniers mots citent Shakespeare, et disent la nécessité d’une « petite tombe » : un abri, un refuge, un lieu pour rencontrer l’éternité.
[Anne Malaprade]
Leslie Kaplan, Millefeuille, P.O.L, août 2012 – lire les premières pages du livre