Quête de liberté au cœur de la révolution russe !
À l’instar de l’excellent Notre Mère la guerre, Kris démontre sa capacité à aborder la grande Histoire à travers la petite. En se concentrant sur quelques individualités, il parvient à donner vie au récit et évite ainsi de livrer un récit purement historique, beaucoup trop ennuyeux. Svoboda invite dès lors à suivre l’histoire d’amitié entre deux soldats de la légion tchèque aux caractères totalement opposés. Pour le premier personnage, Jaroslav Chveïk, l’auteur s’est inspiré de l’un des pères fondateurs de la littérature tchèque, Jaroslav Hasek, et du héros de son roman « Le Brave Soldat Chveïk ». Ce poète anarchiste et beau parleur est peut-être légèrement surjoué, mais il constitue pourtant l’un des attraits de cet album et m’a beaucoup fait rire. L’autre témoin fictif de cette page importante de l’Histoire tchèque est Josej Cerny, dit Pepa, un peintre-illustrateur juif-slovaque idéaliste, beaucoup plus discret et taiseux, totalement à l’opposé de son compagnon de route.
« Rien à foutre ! Je suis indépendantiste chez les impérialistes, internationaliste parmi les patriotes, fraternel avec les égoïstes, individualiste pour les collectivistes, baiseur chez les moralistes, cocu chez les abstentionnistes, plutôt modéré sur les bords et extrémiste au milieu de nulle part. Les cimetières me rendent joyeux et il n’y a qu’au bordel que je tombe amoureux »
Les personnages sont bien campés et contribuent à rythmer une intrigue pourtant assez statique. Malgré le fond historique assez sombre, ces gais lurons insufflent beaucoup de bonne humeur et d’humanité au récit à l’aide de dialogues assez exquis. Le tome précédent abandonnait encore nos deux héros en très mauvaise posture, l’un grièvement blessé et l’autre prisonnier des soviets. Heureusement pour eux, les légionnaires tchèques semblent de plus en plus solidaires et de plus en plus déterminés à reconquérir leur liberté (« Svoboda », en slave). Ballotés par les guerres, passant du statut de soldats austro-hongrois, puis combattant pour la Russie, avant de rejoindre les Alliés, ces hommes profitent de la confusion provoquée par la guerre civile russe entre la jeune Armée rouge, fondée par Trotski le 23 février 1918, et les armées blanches monarchistes, pour s’emparer des villes longeant le trajet du Transsibérien afin de rejoindre les lignes françaises via Vladivostok.
Le lecteur se retrouve donc plongé dans un continent en plein chaos, entre une Russie en proie à une révolution Bolchévique et une Europe encore en guerre. L’auteur invite à suivre les pas de légionnaires tchèques et slovaques déclarés hors-la-loi par Trotski, qui tentent désormais de quitter la Russie avec l’espoir de pouvoir créer ce pays qui naîtra finalement des cendres de l’Empire austro-hongrois le 28 octobre 1918.
« Qu’est-ce donc qu’un pays ? Des montagnes, des prairies, des lacs et des villes où nous serions nés, au sein desquels nous aurions mangé, bu, baisé plus que n’importe où ailleurs ? Est-ce un père, une mère, une langue et un Dieu, des danses et des chants, des drapeaux et des titres de propriété, des défaites et des victoires, des barrières naturelles ou des barbelés aux frontières, le temps qu’il fait ou un mauvais caractère ? Ou est-ce juste une bande d’animaux ayant décidé de vivre ensemble coûte que coûte et de se chamailler dès que possible avec leurs voisins ? »
Si l’auteur multipliait encore les flash-backs lors du tome précédent, évoquant au passage plusieurs événements qui ont marqué la région, tels que la mort de l’archiduc François-Ferdinand ou la ratification des accords de Munich en 1938, il propose ici un récit beaucoup plus linéaire et plus fluide. Le voyage de Joroslav Chveïk et de ses compagnons d’infortune ne manque cependant pas de croiser des faits historiques marquants, voire même de les précipiter, comme l’exécution sommaire du dernier empereur de Russie et de sa famille, le 17 juillet 1918 à Ekaterinbourg.
Visuellement, même si je demeure surtout fan du travail en couleurs directes de Jean-Denis Pendanx sur les excellents Abdallahi et Jeronimus, le résultat est à nouveau très convaincant, avec du très bon boulot au niveau de l’expressivité des visages. La colorisation d’Isabelle Merlet est également remarquable et contribue à plonger le lecteur dans l’ambiance adéquate.
« Il suffit de voir un matin russe se lever pour espérer le grand soir. Et, la nuit venue, rêver d’un lendemain qui chante. A n’en pas douter, la chimère est un enfant de putain russe »