Magazine Concerts & Festivals

LUCERNE FESTIVAL 2012: CLAUDIO ABBADO DIRIGE LE LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA le 8 AOÛT 2012 (BEETHOVEN-MOZART)

Publié le 09 août 2012 par Wanderer

L'ouverture du Festival de Lucerne se déroule selon un rituel rodé: le président du conseil d'administration Hubert Ackermann accueille et souhaite la bienvenue aux invités officiels et au public, un/une politique prononce le discours d'accueil convenu, ce soir la Présidente de la Confédération Helvétique, Eveline Widmer-Schlumpf, et un grand intellectuel parle du thème de l'année: on a eu naguère Peter Sloterdijk ou Nike Wagner, ce soir c'est le grand théologien et penseur Hans Küng, l'un des plus grands théologiens du XXème siècle (et du XXIème débutant) qui va disserter pendant près de 45 minutes sur les compositeurs et la foi. Il parle de musique, de foi, de Bruckner et de sa foi naïve, de Mahler et de sa foi tourmentée, de la VIIIème de Mahler, non sans ironie, vu les circonstances, et bien sûr du Requiem de Mozart et de Beethoven.
Après une courte pause, le concert commence avec la première partie dédiée à la musique de scène de la tragédie Egmont (un texte de Goethe de 1788). Une œuvre peu jouée, dont on connaît surtout l'ouverture (qui combine l'ouverture effective et la "symphonie de victoire" finale) comme par exemple Claudio Abbado l'a dirigée dernièrement à Pleyel avec l'Orchestra Mozart. Le comte d'Egmont croit en la liberté et en la bonté, il s'oppose à l'envahisseur espagnol en la personne du Duc d'Albe, mais est abandonné par les siens, sauf de sa maîtresse, qui se suicide. Il est emprisonné, condamné à mort, il meurt en martyr, et dans la foi en ses valeurs. De cette tragédie Beethoven a tiré 40 minutes de musique, deux airs de Clärchen, la maîtresse (Juliane Banse) et de longs monologues parlés dits ici par Bruno Ganz, et accompagnés de musique comme un mélologue, des textes grandiloquents, un peu boursouflés, que Bruno Ganz lit en surjouant un peu, avec un pathos à la limite du ridicule, notamment à la fin, mais c'est le style Sturm und Drang.
Chaque morceau chanté ou parlé est entrecoupé de musique, très dynamique, une musique qui allie brio, marches, rythme très vivace, et qui donne la part belle aux bois et notamment au dialogue clarinette (Sabine Mayer) et flûte (Jacques Zoon) et aux merveilleux solos de hautbois (Entr'acte III).
Évidemment dès les premiers moments de l'ouverture, le son de l'orchestre et l'acoustique de la salle effacent totalement le souvenir de Paris, des cordes soyeuses, qui savent moduler un son, des cuivres extraordinaires (Reinhold Friedrich) , des bois à faire rêver, tout cela donne, avec l'acoustique réverbérante de la salle, une chaleur, une énergie peu communes. On aurait préféré un autre soprano que la pâle Juliane Banse, qui fait honnêtement son travail, mais sans éclat, sans poésie, sans vraie présence: le rôle est ingrat, il est vrai, deux Lied initiaux, et puis c'est tout, jusqu'à la fin. J'ai dit que Bruno Ganz, acteur immense, un peu cabot désormais, avait tendance à en faire un peu trop, mais il dit le texte avec des accents qui font aimer la langue allemande pour l'éternité. Reste le vrai protagoniste, l'orchestre dont on ne sait où tendre l'oreille tant c'est somptueux.
Abbado dirige avec énergie, avec dynamisme, faisant ressortir le brio, la vie, tous les aspects épiques: il en résulte de vrais instants de bonheur, et au total, c'est vraiment un magnifique moment, dont on sort ragaillardi. J'ai beaucoup aimé.
Face à cette explosion, le Requiem KV 626 en ré mineur est pris par Abbado sur un mode tout différent. A ceux qui attendraient de voir des orages romantiques se lever, une sainte colère de l'homme résistant face à la mort, Abbado oppose une sorte de sérénité céleste, comme si ce Requiem était déjà une pièce de l'au-delà, de l'apaisement, du repos éternel. L'orchestre est réduit (une quarantaine de musiciens) et va jouer "en mineur", on l'entend juste ce qu'il faut, laissant au chœur la part des anges (c'est le cas de le dire), c'est à dire tout ce qui rend cette musique sublime et justement, céleste: le chœur est le vrai protagoniste ce soir et il est à vrai dire inouï, j'ai rarement entendu une telle perfection. Formé des meilleurs éléments de deux des chœurs les plus éminents en Europe, celui de la Radio bavaroise et celui de la Radio suédoise (qui étaient prévus pour une certaine symphonie de Mahler...), on se demande comment on pourrait prétendre à mieux, c'est tout simplement époustouflant: on se souviendra pour toujours de la manière dont il chante "requiem sempiternam" dans l'Agnus Dei. C'est pour ainsi dire, unique.
Du côté des solistes, on est frappé par René Pape, évidemment (éblouissant, notamment dans le Benedictus, et  bien sûr, le Tuba mirum) et par Sara Mingardo, voix pure, ronde, puissante, elle aussi dans le Tuba mirum (magnifique "Judex ergo cum sedebit"), moins par le ténor Maximilian Schmitt à la voix juste mais un peu légère. On est en revanche très réservé devant la prestation  pénible d'Anna Prohaska, voix âpre, rêche, avec de fréquents problèmes de justesse, n'ayant aucune des qualités de lyrisme, de légèreté, de pureté vocale exigées par la partie. Elle gâche l'ensemble.
Quant à l'orchestre, j'ai dit qu'il était discret, travaillant souvent sur un fil de son, à peine perceptible comme Abbado sait en obtenir parce que le parti pris est clairement de donner au chœur la plus grande importance, et de laisser l'orchestre soutenir, par touches presque pointillistes.
On se souviendra avec émotion cependant de la clarinette (Sabine Mayer) dans l'introitus ou dans le benedictus, des trombones impeccables du tuba mirum, des cordes sublimes de suavité dans le recordare ou pleurantes comme Abbado sait l'obtenir dans le lacrimosa époustouflant, ou les trompettes (Reinhold Friedrich) du sanctus.
Le long silence final en dit long sur la manière dont le public est frappé par ce travail très particulier, qui marque une évolution nette. Le premier Requiem avec les berlinois m’était apparu un peu froid, un peu absent, celui-ci n'a rien de distant, mais c'est comme une sorte de regard serein sur la mort, sur le départ. Après la mort triomphante d'Egmont, on a là une mort sans souffrance, sans attaches terrestres mais déjà conquise par le ciel, une grande émotion et tout à la fois une sérénité bien éloignée des émotions mahlériennes qui vous secouent, et vous tourneboulent. De là où ce Requiem nous regarde, plus rien n'impressionne, ce Requiem est celui de l'ailleurs presque heureux, en tous cas rasséréné.

Au total, on continue évidemment de regretter le changement de programme, mais c'est une très belle soirée qui nous a été offerte, au point que je retournerai le 10 et le 11 avec un plaisir non dissimulé approfondir cette interprétation surprenante, avec deux pôles radicalement opposés, qui nous permet de naviguer entre le plaisir de la mort héroïque et celui de la mort sereine, sur les rives du plus beau des lacs suisses.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Wanderer 2483 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte