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Ombres et lumières ottomanes (2) : le détournemment des medrese

Publié le 25 mars 2008 par Naravas


Ombres et lumières ottomanes
(deuxième partie)

Retour à Bursa :

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Une neige interminable déversait ses particules glacées sur  la ville. Impossible de tenir plus d’une demi-heure dans la rue. A l’intérieur de l’hôtel, un konak (une habitation en bois) du XIXème siècle sûrement, d’un charme exquis mais comportant des parties peu confortables, se tenait un gigantesque poêle à mazout. Sa chaleur irradiait la grande pièce et pénétrait agréablement dans mes os malmenés par ce temps hivernal. Il y avait à la réception un vieux aux moustaches blanchies et à la tête semi-chauve, ne comprenant pas un seul mot d’anglais mais débordant de gentillesse. Vautré dans son fauteuil en attendant d’éventuels clients, il mit ses petites lunettes rectangulaires et s’absorba dans la lecture d’un journal en turc. Assis pas loin de lui, à côté du poêle, je jetai un regard sur les articles qu’il parcourait. Il était rivé sur la page « People », illustrée par des femmes à la généreuse poitrine. Ses fantasmes devaient s’envoler loin au-dessus des hommes, en compagnie de ces créatures de Dieu. Madame était à ce moment là dans les étages, occupée à faire les chambres et à nettoyer les couloirs. Les tâches étaient ainsi partagées, c’est à lui que revenait le rôle d’encaisser les espèces, des billets qu’il met dans la poche arrière de son pantalon.

Le marché des fruits et légumes, situé à deux pas plus haut, était ouvert. La ruelle est étroite et les caisses étaient couvertes de nylon pour empêcher la neige de se fondre sur la marchandise. Il n’y avait presque pas de clients, à peine un vieux qui négociait le prix des bananes. Je me retournais un moment pour regarder à travers une porte étroite et vitrée donnant sur une espèce de sous-sol. A l’intérieur, il y avait beaucoup de gens, principalement des vieux. Aucune enseigne n’est visible au-dessus de la porte. Je décidai de rentrer, ayant à l’esprit le charme des lieux populaires dont m’avait parlé une cousine. C’était un café bien chauffé. J’ai repéré une place au fond et je suis allé m’asseoir au milieu d’un groupe. J’attendais pour voir ce qui allait se passer. Un jeune homme se présenta et je demandai par les gestes un çay.

Je scrutai la place. Un café tout en bois, avec, sur les murs au fond à gauche de la pièce, une collection de guitares et de luths suspendus. J’avais déjà vu cela avec F. mais c’était plutôt des pistolets et des sabres ottomans, avec une seule guitare. Là il y avait une bonne dizaine d’instruments, de toutes formes, et ce n’était pas pour la décoration. Quelques instants plus tard, un homme en saisit un et se mit à jouer, encouragé par tous les autres. Un second s’est mis à chanter à haute voix des airs traditionnels ou religieux. Il semblait profondément absorbé par son chant, dont il tirait un plaisir nostalgique qu’il offrait en partage à son public. Il n'était pas difficile de communier avec les réminiscences de ce vieil homme édenté que les notes inattendues du luth aidaient à spirituaiser. Le dandinement de son corps, et ses yeux qu'il fermait le temps d'une plongée dans les méandres de son passé, donnaient de la profondeur à cet exercice somme toute habituel. Je n'ai rien compris des paroles mais je crains que ce soit là le cri d'hommes qui chantent le charme d'une vie à jamais disparue.

Tolérances ethniques et religieuses,
orthodoxie sunnite :

Le caractère théocratique du gouvernement ottoman, la confusion du sultanat et du califat en la personne sacrée du monarque à partir de 1517, date de la « récupération » du califat après la conquête de l’Egypte mamelouk, ne doivent pas cacher l’incroyable « tolérance » des Ottomans envers les croyances et les groupes culturels différents.

Certes, les Osmanlis pratiquaient un sunnisme d’obédience hanéfite. Avant la déliquescence des medrese, on optait pour l’enseignement d’un courant particulier de cette orthodoxie, le maturidisme, plus favorable à la raison. C’est « un système théologique développé à Samarkand au IXème siècle par Abu Mansour al-Maturidi. Ce théologien, respectueux par ailleurs de l’école hanéfite, renoue avec certaines approches de la théologie motazilite et retient entre autres la possibilité d’une connaissance rationnelle de Dieu » (Zarcone, pp. 47-48). Le kelam maturidi ne s’est toutefois pas rangé aux côtés de la raison dans la grande querelle théologique du monde musulman, symbolisée par l’opposition du théologien Al Ghazâlî au philosophe Avicenne. Al Ghazalî s’est en effet frontalement attaqué aux philosophes d’inspiration grecque dans un livre éclatant, Tahâfut al falâsifa, L’incohérence des philosophes. Si Averroès lui répondit quelques décennies plus tard par un argumentaire solide, Tahâfut at tahâfut, L’incohérence de l’incohérence des philosophes, un livre contre les « théologiens », les maturidi restent opposés à lui. Il parait plus juste de dire que les medrese et l’islam officiel sont restés à égale distance des deux positions.

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Le clivage essentiel était d’ordre religieux et séparait les musulmans des non-musulmans. Mais les Osmanlis se sont abstenus de prosélytisme et de conversions forcées envers les autres communautés religieuses. Celles-ci étaient classées dhîmmis (« tributaires ») et, malgré l’impôt qui les frappait (djizya ou kharradj), malgré les multiples mesures discriminatoires dont elles étaient l’objet (interdiction de monter à cheval, de construire plus haut qu’un musulman, de porter des armes, de porter certaines couleurs et pièces de vêtements réservées aux « véritables croyants », de résider dans les quartiers musulmans (mahalle), etc.), elles jouissaient d’une autonomie juridique et administrative et pouvaient pratiquer librement leurs cultes. Ce qui contraste naturellement avec l’intolérance du pouvoir catholique qui, à la même époque, persécutait Juifs et orthodoxes, à tel point que ces derniers préféraient le Croissant à la Mitre, selon leur slogan. Les persécutés affluaient vers l’empire osmanli pour vivre au sein de cette tolérance relative, comme les Juifs d’Italie et du sud de l’Espagne expulsés à la fin du XVème siècle.

Les dhîmmis étaient classés dans la tripartition Rum/Ermeni/Yhudi correspondant grosso modo à Romains/Arméniens/Juifs, chaque groupe étant hétérogène et approximatif puisque comportant diverses communautés qui ne figurent pas dans son nom. 

Comment les conservateurs ont noyauté
le système des medrese :

Hérité des Seldjoukides, le système des medrese est développé par Mehemet II (1444-1446, 1451-1481) qui codifia ses règles de fonctionnement et sa hiérarchie précise. Plus qu’un système éducatif, il constituait un véritable réseau de formation des élites fondé sur le mérite et chargé de fournir à l’empire, dont l’administration était presque entièrement fondée sur la charia, ses fonctionnaires et ses cadres. Ses « diplômés » devenaient juges (cadi), enseignants ou occupaient carrément, pour les plus compétents d’entre eux, les plus hautes charges, comme celle de vizir. Il s’oppose de fait au réseau populaire et non officiel des confréries (tekke et zaviya).

Cette institution connut son âge d’or sous le règne de Soliman le Magnifique, connu sous le surnom du « Législateur » (kanuni). Ce sultan amoureux du savoir osa en effet promulguer des lois humaines pour compléter, et parfois même suppléer, les lois divines. Sous son autorité, les medrese formèrent de grandes figures dans le savoir, le Droit, la Théologie et l’Administration. Les matières enseignées se sont diversifiées pour concerner l’histoire, la géographie, la logique et l’esthétique.

Mais très vite, au XVIème siècle, après seulement 100 ans de fonctionnement, le caractère méritocratique des medrese est brusquement remis en question. Celles-ci tombent ensuite sous l’influence des oulémas anti-philosophes conservateurs et extrémistes, qui obtiennent l’interdiction de plusieurs traités du kelam, (la raison discursive islamique d’inspiration aristotélicienne) et l’élimination des sciences rationnelles, dont la logique et les mathématiques.

Cheikh
Le chef de file des conservateurs extrémistes est un moraliste sévère qui se nomme Imam Birgivi (1522-1573). Il se dresse contre le kelam, la philosophie, le soufisme et les usages populaires de l’islam. Il se réfère constamment à Ibn Qayyim al-Djawziya, un disciple direct d’Ibn Taymiyya, penseur favori des wahhabites et des fondamentalistes. Son ouvrage essentiel, Al Tariqa al muhamadiyya, La voie mohammadienne, est un plaidoyer pour le littéralisme dans l’interprétation, la religion unique et le rejet de la diversité et des innovations blâmables (bida’) en islam.

Dés lors, les medrese deviennent le refuge du conservatisme rétrograde qui perdure jusqu’au XIXème siècle pour s’inscrire, dans un sursaut final, contre les idées nouvelles, les intellectuels et la liberté de pensée.

Birgivi trouve un successeur au XVIIème siècle en la personne de Kadizade Mehmed (mort en 1636), nommé mufti de la mosquée Sainte Sophie par Murad IV. Il promeut une grande réforme conservatrice, il fanatise les foules et consolide ses liens au Palais. Le cheikhulislâm, personnage dont les pouvoirs était auparavant réduit puisqu’il ne donnait son avis que lorsqu’il est sollicité par le Sultan, devient personnage central du divan. Après la mort de ce prédicateur, ses partisans  rejettent toute forme de science non religieuse et persécutent les soufis des confréries halveti et mevlevi.


(A suivre)

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